À neuf heures quinze, heure de bord, Komov se plaça au centre du mess et regarda alentour. Tout était prêt. Le diagnosteur, mis au point et branché, fonctionnait, des plats de friandises ornaient la table, l’éclairage s’adaptait à la lumière du jour locale. Komov répéta brièvement les instructions concernant le comportement à suivre lors du contact, fit marcher les enregistreurs et nous invita à nous asseoir. Nous commençâmes à attendre.
Il arriva à neuf heures quarante, heure de bord.
Il s’arrêta sur le seuil, sa main gauche agrippée au chambranle, sa jambe droite repliée. Il resta ainsi probablement une minute entière à nous examiner à tour de rôle à travers les ouvertures de son masque mortuaire. Le silence était tel que j’entendais sa respiration — mesurée, puissante, libre, semblable au fonctionnement d’un mécanisme bien réglé. De très près, fortement éclairé, il produisait une impression encore plus étrange. Tout en lui était étrange sa pose, humainement parlant totalement artificielle et en même temps aisée ; sa peau d’un bleu verdâtre, brillante comme enduite de laque ; la disproportion désagréable dans la disposition de ses muscles et de ses tendons ; ses genoux extraordinairement développés ; ses pieds étonnamment étroits et longs. Également le fait qu’il s’avéra n’être pas si petit que ça, de la taille de Maïka, l’absence d’ongles sur les doigts de sa main gauche, et la touffe de feuilles qu’il serrait dans son poing droit.
Finalement, son regard se fixa sur Wanderkhouzé. Il le regarda si longtemps et si attentivement qu’une idée démente me passa par la tête : le Petit, ne devinait-il pas le rôle du diagnosteur ? Quant à notre brave commandant, il se résolut au bout d’un moment à ébouriffer ses favoris avec une certaine nervosité et s’inclina un peu, contrairement aux instructions reçues.
— Phénoménal ! prononça fortement et distinctement le Petit avec la voix de Wanderkhouzé.
Le voyant vert s’alluma.
Le commandant ébouriffa derechef ses favoris et eut un sourire engageant. Le visage du Petit s’anima immédiatement. Wanderkhouzé reçut en récompense une série entière de grimaces effroyables qui se suivaient à une allure inouïe. Une sueur froide apparut sur le front du commandant. Je ne sais pas comment cela se serait terminé, mais à cet instant le Petit se décolla enfin du chambranle, glissa le long du mur et s’arrêta près de l’écran du vidéophone.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— C’est un vidéophone, répondit Komov.
— Oui, dit le Petit. Tout bouge et il n’y a rien. Des images.
— Voilà de la nourriture, annonça Komov. Tu veux manger ?
— De la nourriture à part ? interrogea le Petit de manière incompréhensible, et il s’approcha de la table. C’est de la nourriture ? Ça n’y ressemble pas. Charade.
— Ça ne ressemble pas à quoi ?
— À la nourriture.
— Goûte quand même, conseilla Komov en avançant le plateau de meringues.
Alors le Petit tomba soudain sur les genoux, tendit ses mains et ouvrit la bouche. Nous nous taisions, sidérés. Lui ne bougeait pas non plus. Ses yeux étaient fermés. Cela ne dura que quelques secondes ; puis il se renversa subitement d’un mouvement souple sur le dos, s’assit et jeta violemment les feuilles froissées par terre devant lui. De nouveau des rides rythmiques parcoururent son visage. Il se mit à bouger les feuilles avec des effleurements rapides et étonnamment précis, s’aidant de temps en temps d’un pied. Komov et nous, à moitié relevés de nos sièges, le cou tendu en avant, l’observions. Les feuilles donnaient l’impression de composer d’elles-mêmes un ornement étrange, indiscutablement régulier, mais qui n’éveillait en nous vraiment aucune association d’idées. L’espace d’un instant le Petit se figea, ensuite, d’un geste, brusque, ramassa les feuilles en un tas. Son visage se pétrifia.
— Je comprends, déclara-t-il. C’est votre nourriture. Moi, je ne mange pas comme ça.
— Regarde comment il faut manger, dit Komov.
Il tendit sa main, prit une meringue, la porta vers ses lèvres d’un mouvement expressément lent, y mordit prudemment et commença à mâcher avec affectation. Une convulsion traversa les traits mortuaires du Petit.
— Non ! cria-t-il presque. On ne doit rien mettre dans la bouche avec ses mains. Il y aura un malheur !
— Essaie quand même, proposa de nouveau Komov. (Il jeta un coup d’œil sur le diagnosteur et se reprit aussitôt :) tu as raison. Il ne faut pas. Qu’allons-nous faire ?
Le Petit s’assit sur son talon gauche et prononça d’une voix riche de baryton :
— Grillon du foyer. Sornettes. Explique-moi une fois de plus quand partez-vous d’ici ?
— Il est difficile de l’expliquer maintenant, répondit Komov avec douceur. Il nous faut absolument apprendre tout ce qui te concerne. Car tu n’as encore rien raconté sur toi. Quand nous te connaîtrons bien, nous partirons, si tu veux.
— Tu sais tout sur moi, annonça le Petit avec la voix de Komov. Tu sais comment je me suis créé. Tu sais comment je me suis retrouvé ici. Tu sais pourquoi je suis venu chez toi. Tu sais tout.
J’écarquillai les yeux, mais apparemment, Komov ne s’étonna même pas.
— Pourquoi penses-tu que je le sais ?
— J’ai réfléchi. J’ai compris.
— Phénoménal, commenta calmement Komov, mais ce n’est pas entièrement vrai. Je ne sais rien sur ta vie ici avant mon arrivée.
— Partirez-vous immédiatement quand je vous aurai dit ce que vous voulez ?
— Oui, si tu y tiens.
— Dans ce cas, demande, consentit le Petit. Fais vite, parce que moi aussi, je veux te demander des choses.
Je consultai l’indicateur. Juste comme ça. Et je me sentis mal à l’aise. Il y a une minute c’est le voyant neutre, le blanc, qui y brillait, et maintenant le signal des émotions négatives y flamboyait d’une intense couleur rouge rubis. Je remarquai en passant de l’inquiétude sur le visage de Wanderkhouzé.
— Raconte-moi d’abord pourquoi tu t’es caché pendant si longtemps, commença Komov.
— Kourvispat, prononça distinctement le Petit, et il s’assit sur son talon droit. Je savais depuis longtemps que les gens viendraient de nouveau. J’attendais, j’étais mal. Puis j’ai vu les gens sont arrivés. J’ai commencé à réfléchir et j’ai compris que si je le leur disais, ils s’en iraient, et alors tout serait bien. Ils partiraient sans faute, mais je ne savais pas quand. Il y en avait quatre. C’est beaucoup. Même un seul c’est beaucoup. Mais c’est mieux que quatre. Une nuit, je suis venu chez l’un et lui ai parlé. Charade. Alors j’ai pensé un seul homme ne peut pas parler. Je suis venu chez les quatre. C’était très gai, nous avons joué avec les images, nous avons couru, pareils à une vague. Charade, de nouveau. Un soir j’ai vu : un seul est assis à part. Toi. J’ai réfléchi et j’ai compris : tu m’attends. Je me suis approché. Chat de Cheshire ! Voilà.
Il parlait d’une manière brusque et saccadée, avec la voix de Komov, et n’employait cette riche voix de baryton inconnue que pour ces exclamations sans rapport avec le sujet. Ses mains, ses doigts ne restaient pas un instant en place, et lui-même aussi bougeait sans arrêt, esquissant des mouvements fulgurants et insaisissablement souples, comme s’il se coulait d’une position dans une autre. C’était un spectacle fantastique les murs familiers du mess, l’odeur de vanille des gâteaux, le tout tellement connu, tellement intime — et soudain l’étrange lumière lilas et dans cette lumière, assis par terre, un petit monstre félin, souple et fulgurant. Ainsi que l’inquiétant voyant rouge rubis sur le tableau.
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