— Rohan !
Gaarb se tenait devant lui. Cet appel lui redonna le sens du réel. Il tressaillit.
— C’est vous ? Docteur … vous avez vu ? Qui était-ce ?
— Kertelen.
— Quoi ? ! C’est impossible !
— Je l’ai vu presque jusqu’à la fin …
— Jusqu’à quelle fin ?
— J’étais avec lui, expliqua Gaarb d’une voix au calme artificiel.
Rohan voyait les lumières du couloir qui étincelaient dans ses lunettes.
— Le groupe qui explorait le désert … balbutia-t-il.
— Exactement.
— Et que lui est-il arrivé ?
— Gallagher avait choisi cet endroit en s’en reportant aux résultats des sondages sismologiques … nous avons découvert un labyrinthe de petites gorges en zigzag, expliquait Gaarb d’une voix lente, comme s’il ne s’adressait pas à Rohan, mais cherchait à se remémorer exactement la succession des événements. Il y a là-bas des roches tendres d’origine organique, ravinées par les eaux, c’est plein de grottes, de cavernes, nous avons dû laisser les véhicules à chenilles sur le plateau supérieur … Nous marchions non loin l’un de l’autre ; nous étions onze. Les ferromètres indiquaient la présence d’une quantité considérable de fer ; nous cherchions à le localiser. Kertelen pensait que des machines étaient cachées quelque part …
— Oui. À moi aussi, il a dit quelque chose dans ce goût-là … Et qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?
— Dans l’une des cavernes, tout à fait en surface, sous une couche de limon — il y a même des stalactites et des stalagmites là-bas — il a découvert quelque chose dans le genre d’un automate.
— Vraiment ? !
— Non, ce n’est pas ce que vous pensez. Une vraie carcasse, rongée non pas par la rouille — c’est fait d’un alliage inoxydable — mais corrodée, à demi réduite en cendres, des débris, pas autre chose.
— Mais peut-être d’autres …
— Du moment que cet automate est vieux d’au moins trois cent mille ans …
— Comment pouvez-vous le savoir ?
— Car sur la surface supérieure s’est déposée de la chaux, au fur et à mesure que l’eau coulant des stalactites de la voûte s’est évaporée. Gallagher en personne a fait des estimations, en tenant compte du temps d’évaporation, de formation du dépôt et de son épaisseur. Trois cent mille ans, c’est l’estimation la plus modeste … Du reste, savez-vous à quoi ressemble cet automate ? Aux fameuses ruines !
— Ça n’a donc rien d’un automate !
— Pardon. Il devait se mouvoir, mais pas sur deux jambes. Il ne ressemblait pas davantage à un crabe. Nous n’avons du reste pas eu le temps de l’étudier, car tout de suite après …
— Qu’est-il arrivé ?
À intervalles réguliers, je comptais nos hommes. J’étais sous la protection du champ de force, j’étais chargé de les surveiller, vous me comprenez … mais, n’est-ce pas, ils portaient tous des masques, vous savez ce que c’est, ils se ressemblaient tous, d’autant plus que les couleurs des combinaisons n’étaient plus visibles, car ils étaient couverts de fange. À un certain moment, un homme a manqué à mon compte. J’ai appelé tous les autres et nous avons commencé à chercher. Kertelen était très content de sa découverte et il était parti fureter plus loin … Je pensais qu’il s’était tout simplement enfoncé dans un embranchement du ravin … C’est plein de culs-de-sac, mais ils sont tous courts, plats, parfaitement éclairés … Soudain, il est sorti de derrière un tournant et a marché droit sur nous. Dans cet état-là, déjà. Nygren était avec nous, il a pensé que c’était un coup de chaleur …
— Mais alors, qu’a-t-il au juste ?
— Il est inconscient. Non, pas exactement. Il peut marcher, bouger, mais il est impossible d’entrer en contact avec lui. En outre, il ne sait plus parler. Avez-vous entendu sa voix ?
— Oui.
— À présent, on dirait qu’il est un peu fatigué. Auparavant, c’était pire. Il ne reconnaissait aucun de nous. Au premier moment, c’est ça qui a été le plus effrayant. « Kertelen, où étais-tu parti ? » lui criai-je, et lui est passé à côté de moi, tout à fait comme s’il était devenu sourd ; il nous a tous dépassés et est parti vers l’entrée de la gorge, mais d’une façon telle, d’un tel pas que ça nous a fait à tous froid dans le dos. Tout simplement, eh bien, comme si on l’avait changé. Il ne réagissait pas aux appels, aussi nous avons dû partir à sa poursuite. Il s’est passé de ces choses ! En un mot, il a fallu le ligoter, autrement, nous n’aurions pas pu le ramener.
— Que disent les médecins ?
— Gomme d’habitude, ils parlent latin, mais en dehors de ça, ils ne savent rien. Nygren est avec Sax chez le commandant, tu peux demander là-bas …
Gaarb s’éloigna d’un pas lourd, penchant la tête à sa façon. Rohan prit l’ascenseur et monta au poste de pilotage. Il était vide, mais en passant à côté de la chambre des cartes, il entendit la voix de Sax à travers la porte mal fermée. Il entra.
— … comme une disparition complète de la mémoire. C’est comme ça que ça se présente, disait le neurophysiologiste.
Il se tenait le dos tourné à Rohan, regardant des radiographies qu’il tenait à la main. Derrière le bureau, penché sur le livre de bord ouvert, était assis l’astronavigateur, la main levée et appuyée contre le rayonnage plein de cartes du ciel étroitement roulées. Il écoutait Sax en silence ; ce dernier remettait lentement les clichés dans leur enveloppe.
— Une amnésie. Mais exceptionnelle. Il a non seulement perdu tout souvenir de son passé, mais aussi la parole, la capacité d’écrire, de lire ; à dire vrai, c’est même davantage que de l’amnésie : une décomposition complète, un anéantissement de la personnalité. Il n’en reste rien, hormis les réflexes les plus primitifs. Il est capable de marcher et de manger, mais seulement si on lui porte les aliments à la bouche. Il saisit, mais …
— Il voit et il entend ?
— Oui. Certainement. Mais il ne comprend pas ce qu’il voit. Il ne distingue pas les hommes des objets.
— Les réflexes ?
— Normaux. C’est une affaire centrale.
— Centrale ?
— Oui. Cérébrale. Comme si toutes les traces de la mémoire avaient été effacées d’un seul coup.
— Mais alors … l’autre, l’homme du Condor …
— Oui. À présent, j’en suis certain. C’était la même chose dans l’autre cas.
— J’ai vu une fois quelque chose de semblable … dit l’astronavigateur d’une voix très basse, presque dans un murmure. (Il regardait en direction de Rohan, mais ne le voyait pas.) C’était dans l’espace …
— Ah ! je sais ! Dire que je n’y ai pas pensé ! s’écria le neurophysiologiste d’un ton excité. Amnésie complète après exposition magnétique, c’est bien ça ?
— Oui.
— Je n’ai jamais vu ce sujet. Je ne connais le cas qu’en théorie. Ça s’est bien produit il y a longtemps, pendant une traversée à grande vitesse d’un champ magnétique ?
— Oui. Mais attention : dans des conditions bien particulières. Ce n’est pas tant l’intensité du champ qui compte que son gradient et que la violence avec laquelle se produit la modification. S’il y a dans l’espace des gradients considérables — or il y a des sauts très brusques — des détecteurs les découvrent à distance. Naguère, cela n’existait pas …
— C’est vrai … répéta le médecin. C’est vrai … Ammarhatten a fait des expériences de ce genre sur des singes et des chats. Il les soumettait à l’action de champs magnétiques intenses, jusqu’à ce qu’ils perdent la mémoire …
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