— Vous ne pouvez pas être aussi sûr de ce que vous dites ! lança Ballmin.
— Si vous aviez été mon élève, Ballmin, vous ne seriez pas monté ici à bord, car vous n’auriez pas été reçu à votre examen, dit le paléobiologiste nullement décontenancé, et toutes les personnes présentes sourirent malgré elles. Je ne sais pas comment on vous a noté en planétologie, mais en biologie de l’évolution, ce n’est pas satisfaisant !
— Voilà que cela dégénère déjà en une de ces querelles types entre spécialistes … que de temps perdu !.. chuchota quelqu’un à l’oreille de Rohan.
Celui-ci se retourna et aperçut la large figure bronzée de Jarg qui lui fit un clin d’œil d’intelligence.
— Donc, ce ne sont peut-être pas des insectes provenant d’ici, s’obstinait Ballmin, cramponné à son idée. Peut-être les a-t-on amenés de quelque part …
— D’où ?
— Des planètes de la nova …
À présent, tous se mirent à parler à la fois. Cela dura un bon moment avant qu’il fût possible de calmer les esprits.
— Chers collègues, dit Sarner, je sais d’où vient l’idée de Ballmin. Du docteur Gralew …
— Tant pis … Je n’en refuse pas la paternité, laissa tomber le physicien.
— Parfait. Disons que nous ne pouvons plus nous permettre le luxe de ne formuler que des hypothèses ayant un semblant de vraisemblance. Nous avons besoin d’hypothèses folles. Qu’il en soit donc ainsi, Messieurs les biologistes ! Admettons qu’un vaisseau venant d’une planète de la nova ait apporté ici des insectes en provenance de là-bas … Auraient-ils pu s’adapter aux conditions locales ?
— Si l’hypothèse doit être folle, considérons qu’ils l’auraient pu, admit Lauda qui resta à sa place. Mais même une hypothèse folle doit pouvoir tout expliquer.
— Ce qui veut dire ?
— Ce qui veut dire qu’elle doit expliquer ce qui a attaqué le blindage extérieur du Condor et cela, à un point tel que, comme me l’ont dit les ingénieurs, le vaisseau ne sera pas en état de voler tant qu’il n’aura pas subi des réparations très importantes. Estimeriez-vous par hasard que des insectes se seraient adaptés au point de se nourrir d’un alliage de molybdène ? C’est l’une des substances les plus dures de tout le Cosmos. Petersen, qu’est-ce qui peut attaquer ce blindage ?
— Quand il est bien cémenté, rien, en fait, dit l’adjoint de l’ingénieur principal. On peut parvenir à le forer légèrement à l’aide d’un diamant, mais pour cela il faut des tonnes de forets et des milliers d’heures. Plutôt à l’aide d’acides. Mais ce sont des acides inorganiques, ils doivent agir à une température d’au moins deux mille degrés et en présence de catalyseurs appropriés.
— Et qu’est-ce qui, selon vous, a attaqué le blindage du Condor ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Il aurait présenté cet aspect s’il avait été plongé un certain temps dans un bain d’acide, à la température nécessaire. Mais comment cela a été fait — sans arcs à plasma et sans catalyseurs — ça, je suis bien incapable de l’imaginer.
— Et voilà pour vos « mouches », collègue Ballmin, dit Lauda, et il se rassit.
— Je pense que cela n’aurait aucun sens de poursuivre la discussion, fit remarquer l’astronavigateur qui se taisait depuis longtemps. Peut-être était-il prématuré de la commencer. Il ne nous reste rien d’autre à faire qu’à procéder aux examens, analyses et recherches. Nous allons nous diviser en trois groupes. L’un s’occupera des ruines, l’autre du Condor et le troisième fera quelques sorties dans les profondeurs du désert occidental. C’est là le maximum que nous puissions faire, car même si l’on remet en marche certaines machines du Condor, je ne puis prélever du périmètre plus de quatorze ergorobots. En outre, le troisième degré reste maintenu …
Des ténèbres noires, phosphorescentes et soyeuses l’entouraient de toutes parts. Il étouffait. Avec des mouvements désespérés, il s’efforçait de repousser les volutes immatérielles qui l’enveloppaient, mais il s’enfonçait de plus en plus ; un cri étranglé dans la gorge, il cherchait en vain son arme ; il était nu. Il tendit une dernière fois toutes ses forces pour pousser un cri.
Un bruit assourdissant l’arracha au sommeil. Rohan sauta en bas de sa couchette, à moitié conscient, sachant seulement qu’il était entouré de ténèbres au sein desquelles sonnait de façon continue le signal d’alarme. Cela, ce n’était plus un cauchemar. Il alluma la lumière, sauta dans sa combinaison et courut vers l’ascenseur. Des hommes se pressaient devant la cage, à chaque étage. On entendait le long grondement des signaux ; des lettres rouges, « ALERTE », flamboyaient sur les murs. Il entra en courant dans le poste de pilotage. L’astronavigateur, habillé comme en plein jour, se tenait devant l’écran principal.
— J’ai déjà décommandé l’alerte, dit-il d’une voix calme. Ce n’est que la pluie. Regardez plutôt, Rohan : un très joli spectacle.
Et, de fait, l’écran qui permettait de voir la partie supérieure du ciel nocturne, brillait de milliers d’étincelles dues à des décharges électriques. Les gouttes de pluie, en tombant du ciel, se heurtaient à la protection invisible du champ de force qui recouvrait L’Invincible telle une énorme calotte, et, se transformant en un clin d’œil en de microscopiques explosions flamboyantes, éclairaient tout le paysage d’une lumière vacillante, semblable à une aurore boréale cent fois multipliée.
— Il va falloir mieux programmer les appareils, dit Rohan à voix basse, déjà tout à fait réveillé. (Il n’avait plus sommeil.) Je dois dire à Terner de ne pas brancher l’annihilation. Sinon, la moindre poignée de sable apportée par le vent nous tirera du lit au milieu de la nuit …
— Admettons que ç’ait été un exercice, des sortes de manœuvres, répondit l’astronavigateur qui semblait être de particulièrement bonne humeur. Il est quatre heures du matin. Vous pouvez regagner votre cabine, Rohan.
— À vrai dire, je n’en ai nulle envie. Est-ce que vous ? …
— J’ai déjà dormi … Quatre heures de sommeil me suffisent. Après seize années d’apesanteur, le rythme du sommeil et de l’état de veille n’a plus aucun rapport avec les vieilles habitudes terrestres. Je me suis demandé comment protéger au mieux les équipes d’exploration. C’est se créer bien des embarras que d’emmener partout des ergorobots et de déployer des champs de force protecteurs. Qu’en pensez-vous ?
— On pourrait donner aux hommes des émetteurs de champ individuels. Mais cela ne résout pas tout, non plus. Un homme qui est enfermé dans une bulle énergétique ne peut rien toucher de ses mains … vous savez bien, Monsieur, ce qu’il en est. Et si, de surcroît, le rayon de cette bulle vient à diminuer trop considérablement, on peut parfaitement se brûler soi-même. J’ai déjà vu des accidents de ce genre.
— J’ai même pensé à la chose suivante : ne laisser personne descendre à terre et travailler seulement à l’aide de robots gouvernés à distance, reconnut l’astronavigateur. Oui, mais c’est bon pour quelques heures, pour un jour à la rigueur, alors qu’il me semble que nous devrons rester ici plus longtemps …
— Mais alors, qu’avez-vous l’intention de faire ?
— Chaque groupe aura sa propre base de départ entourée d’un champ de force, mais les chercheurs devront, individuellement, disposer d’une certaine liberté de mouvements. Dans le cas contraire, nous nous serions si bien assurés contre les accidents possibles que nous ne parviendrions à rien. La condition nécessaire est que chaque homme travaillant en dehors du champ de force ait derrière lui un homme protégé, qui veillera à ses déplacements. Ne jamais disparaître des yeux des autres — tel est le premier principe sur Régis III.
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