Il savait bien que ce comportement digne d’un adolescent n’était vraiment pas malin, peut-être risqué et probablement vain : Enron semblait résolu à tenir Jolanda hors de sa portée. Mais Farkas était sûr que la possessivité de l’Israélien n’était rien d’autre qu’une lutte d’influence à laquelle il s’adonnait par simple réflexe viril. Il sentait que Jolanda n’était utile à Enron que dans la mesure où elle lui permettait de réaliser des desseins plus ambitieux.
Jolanda semblait également en avoir conscience. Farkas espérait réussir à la détacher d’Enron pendant son séjour à San Francisco. Il soupçonnait, estimant avoir de bonnes raisons pour cela, qu’elle éprouvait pour lui une attirance aussi forte que celle qu’il avait à son endroit. Quand l’affaire de Valparaiso Nuevo serait réglée, se plaisait-il à imaginer, il pourrait être agréable de passer quelques semaines de vacances à San Francisco et aux alentours en compagnie de Jolanda, pendant qu’elle achèverait cette sculpture qui avait fourni le prétexte – rien d’autre qu’un prétexte, il ne se faisait aucune illusion à ce sujet – à leur rendez-vous dans la chambre d’hôtel.
Mais, dans l’immédiat, il se trouvait dans une autre chambre d’hôtel et il y était seul.
Il déballa ses affaires, se doucha, prit une petite bouteille de brandy dans le minibar. Il envisagea de nouveau d’appeler New Kyoto pour les mettre au courant de ce qu’il concoctait ; de nouveau, il écarta cette idée. Il lui faudrait tôt ou tard informer la Compagnie qu’il était en train de l’engager dans une conspiration internationale. Mais il n’était encore lié par aucune promesse. Cela ne viendrait qu’à Los Angeles, après la réunion finale avec Davidov et les autres conspirateurs. Alors, mais alors seulement, il enverrait par la voie hiérarchique un rapport détaillé au Comité exécutif. Si le projet ne plaisait pas au Comité, s’il rejetait l’un des instigateurs, il serait assez facile à Farkas de revenir sur les engagements déjà pris. S’il recevait le feu vert, il pourrait tabler sur une promotion, Échelon Huit en tout état de cause, peut-être mieux. Victor Farkas, Échelon Sept, songea-t-il, en s’en délectant à l’avance. Le salaire d’un Échelon Sept, les privilèges d’un Échelon Sept, l’appartement dans une tour, à Monaco, la résidence d’été sur la côte, à New Kyoto. Jusqu’à ce que le vaisseau interstellaire soit prêt à décoller et qu’il laisse à jamais la Terre derrière lui.
La sonnerie claire du téléphone se fit entendre.
Farkas hésita à interrompre son évocation de la vie d’un Échelon Sept, mais il décida quand même de répondre. Il n’y avait que deux personnes au monde qui savaient où le trouver et…
Oui… C’était Jolanda.
— Tout est à votre convenance ?
— Oui, très bien. Je me demandais, Jolanda, ajouta-t-il, avec un peu trop de vivacité peut-être, si vous aviez prévu quelque chose pour le dîner ? Je pourrais appeler des gens de Kyocera, mais si vous aviez envie de vous joindre à moi…
— J’aimerais beaucoup, fit-elle, mais nous passons la soirée, Marty et moi, avec des gens de Berkeley que nous connaissons très bien. Isabelle Martine et Nick Rhodes. Isabelle, ma meilleure amie, une femme merveilleuse, fascinante, est cinéthérapeute ; Nick est un brillant généticien chez Samurai… Il poursuit – hélas ! – des recherches sur l’adapto, des trucs horribles, mais c’est un homme si charmant que je lui pardonne…
— Alors, demain ? insista Farkas.
— C’est justement pour cela que je vous appelais. Demain soir…
Le visage tendu, il se pencha vers l’écran.
— Nous pourrions peut-être dîner à San Francisco, vous et moi…
— Ce serait très agréable, je n’en doute pas. Mais que ferais-je de Marty ? De toute façon, je tiens à ce que vous veniez ici, pour voir mes sculptures… Je devrais dire : en faire l’expérience, rectifia-t-elle avec un petit rire gêné. Je vais organiser un dîner. Cela vous permettra de faire la connaissance d’Isabelle et de Nick, et aussi de Paul Carpenter, un ami de Nick, qui était capitaine d’un remorqueur d’icebergs de Samurai, mais qui a perdu son boulot à la suite d’ennuis en mer et qui vient de revenir. Nous allons tous essayer de lui remonter un peu le moral en attendant qu’il ait une idée de ce qu’il va pouvoir faire maintenant…
— Oui, naturellement. C’est bien triste pour lui. Et dans la journée, Jolanda… Nous pourrions peut-être déjeuner ensemble, qu’en dites-vous ?
Farkas se sentait ridicule d’insister de la sorte. Mais il y avait toujours une possibilité…
Eh bien, non. Décidément, il n’y en avait aucune.
— Cela me plairait infiniment, Victor, fit Jolanda avec douceur. Vous le savez bien. Mais nous devons attendre que Marty reparte en Israël. Je veux dire qu’il est à San Francisco, qu’il habite chez moi et qu’il serait terriblement gênant… Vous devez comprendre cela. Mais, plus tard, quand cette affaire de Valparaiso Nuevo sera terminée, nous aurons tout le temps de nous voir, et pas seulement pour déjeuner. J’aimerais que les choses puissent se passer différemment, mais c’est impossible. Absolument impossible.
— Oui, articula Farkas, la gorge sèche. Je comprends.
— Alors, à demain soir… Chez moi, à Berkeley…
Il nota le code de transit, lui envoya un baiser du bout des doigts et coupa la communication.
Il n’en revenait pas de se sentir aussi irrité, de cette obsession subite. Il y avait bien longtemps qu’il ne s’était pas conduit de la sorte. Cela ne lui était peut-être jamais arrivé. Pourquoi cette femme comptait-elle autant pour lui ? Parce qu’elle était inaccessible dans l’immédiat, peut-être ? Elle n’était pourtant pas la seule au monde à avoir des seins, des cuisses, des lèvres. Cela lui parut assez dangereux, cette fascination que Jolanda exerçait sur lui.
Par l’intermédiaire du menu des services de l’hôtel, Farkas se trouva de la compagnie pour le dîner et les trois heures suivantes. Il avait appris depuis longtemps à faire fond sur des professionnelles pour satisfaire les exigences de la chair. Une bonne professionnelle réussissait presque toujours à dissimuler rapidement sa première réaction en découvrant son visage et cela avait l’avantage d’éviter des complications pénibles. Farkas n’avait jamais aimé les complications sentimentales. Quant au côté physique de la chose… Ça, il n’était pas possible d’y échapper indéfiniment. Il appréciait de disposer des ressources nécessaires pour régler le problème.
Il alla chercher un autre brandy dans le minibar et s’installa confortablement en attendant l’arrivée de sa compagne d’un soir.
— Je ne devrais pas, fit Carpenter quand Rhodes reprit son verre et commença de le remplir. Je ne tiens pas l’alcool aussi bien que toi.
— Laisse-toi donc aller, répliqua Rhodes. Pourquoi pas, bordel ?
Le liquide ambré gicla dans le récipient. Carpenter ne savait même plus s’ils buvaient du bourbon ou du whisky. Il se dit que le bourbon avait un goût un peu plus fruité, mais il se sentait incapable de différencier les saveurs. Il avait l’impression d’avoir bu sans discontinuer depuis le début de la soirée. Pour Rhodes, il en était sûr, mais c’était une habitude chez Nick.
Ai-je vraiment bu autant que lui ? se demanda Carpenter.
Oui. Je crois bien que oui.
— Laisse-toi aller, lança Rhodes.
Il l’avait déjà dit, non ? Commençait-il donc à se répéter ? Ou bien Carpenter avait-il simplement recréé dans son esprit la phrase prononcée par Rhodes un instant plus tôt ? Il n’en savait plus rien. Aucune importance.
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