Il était presque décidé à accepter la proposition de Kyocera, malgré de douloureuses et persistantes hésitations, des moments d’ambivalence angoissée. Il se donnait six chances sur dix de dire oui. Sept sur dix, certains jours. Il arrivait, d’autres jours, mais ils étaient rares, que les chances se réduisent à trois sur dix. Ce soir-là, c’était quatre chances sur cinq en faveur de Kyocera. Il n’avait pas encore mis Isabelle au courant. Elle savait qu’il traversait depuis quelque temps une sorte de crise morale, mais elle avait eu assez de tact pour ne pas poser de questions. Et, comme tout allait pour le mieux entre eux, Rhodes n’avait aucune envie de s’exposer de nouveau à son courroux, ce que provoquerait assurément la proposition faite par Kyocera de mettre à sa disposition des moyens techniques sensiblement accrus pour ses recherches. D’autant plus que Jolanda revenait le lendemain matin de sa balade dans les L-5, comme Isabelle l’avait appris dans le courant de la journée : Jolanda ferait certainement remonter la ferveur politique d’Isabelle à son degré de virulence habituel, après cette courte période d’accalmie.
— Si on se couchait ? demanda Rhodes en terminant son verre.
— D’accord, fit Isabelle.
Mais elle ne fit pas mine de quitter la salle de séjour. Elle s’avança vers la fenêtre d’où la vue embrassait les collines de Berkeley descendant en pente douce vers la baie et, de l’autre côté de l’eau, les lumières de San Francisco brillant encore de mille feux. La nuit était claire, pure et chaude, les fortes pluies récentes un souvenir improbable. La vive clarté de la pleine lune montrait distinctement des bandes de gaz à effet de serre qui se découpaient sur le ciel nocturne et entre lesquelles apparaissaient des semis d’étoiles scintillantes, dansant dans l'obscurité.
Rhodes s’avança derrière elle, passa les mains sous ses bras et les referma sur ses seins.
— Je me sens si triste pour lui, dit-elle, sans détacher les yeux du panorama. Je le connais à peine et pourtant c’est comme s’il était un ami très cher qui aurait de très graves ennuis. Dont toute la vie s’effondre en un instant. Crois-tu pouvoir faire quelque chose pour lui ?
— Pas grand-chose, je le crains.
— Tu ne peux pas lui trouver du boulot dans ton service ?
— Il a été renvoyé pour faute professionnelle. Aucun service de Samurai ne peut plus le reprendre.
— Et sous un autre nom ?
— J’aimerais que ce soit possible, Isabelle, mais on ne peut pas se fabriquer une identité et chercher un emploi comme ça. Il faut produire un curriculum vitae crédible. Il lui serait impossible de dissimuler ce qui s’est passé à l’enquête d’un service du personnel d’une mégafirme.
— Il ne pourra pas retrouver du travail, c’est ça ?
— Rien qui corresponde à ses capacités, non. Peut-être comme ouvrier, je ne sais pas. Dans les métiers manuels, il se trouvera en concurrence avec tous les membres des associations prolétariennes. Ils sont les mieux placés pour l’attribution de tous ces boulots. Celui qui a déchu de son rang de Salarié aura toutes les peines du monde à trouver quelque chose, car il passera après tous les gens du prolétariat qui ont une réputation sans tache. Un Q.I. élevé n’est pas précisément un atout pour être servi parmi les premiers.
— Alors, il est complètement coincé. Le voilà exclu du système, incapable de trouver un emploi. C’est difficile à croire.
— Je vais essayer de trouver quelque chose, soupira Rhodes.
— Oui, ce serait bien.
Mais quoi ? Quoi ? Il avait le cœur débordant de compassion pour son vieil ami, mais aucune solution ne lui venait à l’esprit pour le sortir de la situation critique où il se trouvait. Les licenciements étaient si rares dans l’univers des mégafirmes. Un recours était problématique.
C’était nouveau de se tracasser pour Paul. Toute leur vie, c’est l’inverse qui s’était produit ; Rhodes avait des ennuis, il flottait dans l’indécision ou il s’enfonçait dans une situation inextricable et Carpenter lui expliquait calmement et avec soin comment s’en sortir. C’était de l’inédit de constater que Carpenter était devenu vulnérable, qu’il souffrait, qu’il était sans défense. Des deux, c’est toujours Carpenter qui avait le mieux tiré son épingle du jeu, avançant tranquillement dans la vie avec un sens de l’orientation très sûr. Pas aussi intelligent que Rhodes, non, pas particulièrement doué dans un domaine particulier, mais habile, indépendant, passant avec aisance et assurance de poste en poste, de ville en ville, de femme en femme, sachant toujours ce qu’il allait faire et où cela le conduirait.
Jusqu’à aujourd’hui.
Un moment d’égarement, une décision malheureuse et Carpenter se retrouvait sur le pavé, lessivé, rejeté par un caprice insensé du destin sur la grève inhospitalière d’un monde impitoyable. C’est toute la dynamique de leur amitié qui était brusquement inversée : à Carpenter de s’interroger et de connaître l’angoisse, à lui de trouver les solutions à des problèmes épineux. À cela près qu’il n’avait pas de solutions.
Il lui faudrait en trouver une. Il devait bien cela à Carpenter. Plus que cela, même. Je dois faire quelque chose pour lui, se dit-il. Moi. Personne d’autre ne peut lui venir en aide. Mais, pour le moment, je ne vois rien.
Rhodes sentit son moral dégringoler à toute vitesse. Il se prit à imaginer Carpenter sous le ciel oppressant et pourri de Chicago, errant comme une âme en peine dans une ville inconnue, dans cette atmosphère toxique auprès de laquelle les traînées de gaz visibles dans le ciel de Californie n’étaient que joyeuses guirlandes de Noël.
— On se couche ? répéta Rhodes. Qu’en dis-tu ?
Isabelle se retourna. Elle sourit. Elle hocha la tête. Dans ses yeux pétillants il lut le désir, une invitation au plaisir. Paul Carpenter et ses problèmes passèrent au second plan des préoccupations de Nick Rhodes. Un transport d’amour pour Isabelle envahit son âme.
Je lui parlerai demain de la proposition de Kyocera, se promit-il. Je passerai peut-être Wu Fang-shui sous silence, mais je lui raconterai le reste, un laboratoire plus vaste, de meilleures perspectives d’avancement, un soutien matériel accru. Elle comprendra qu’il est important pour moi de persévérer et de mener ces travaux à terme. Pas seulement pour moi, mais pour tout le monde, pour le monde entier.
Il pensa au cadeau qu’elle lui avait offert pour Noël, l’holobloc portant les six mots qui définissaient les grandes zones du programme adapto.
OS – REINS
POUMONS – CŒUR
PEAU – CERVEAU
Elle comprenait. Elle ne laisserait pas son travail s’interposer entre eux. Malgré son goût pour les slogans antiscientifiques à la mode, elle avait conscience, au fond d’elle-même, que des modifications corporelles étaient indispensables à l’espèce humaine avant que les conditions atmosphériques ne deviennent trop difficiles. Et elles le deviendraient, malgré tout ce qui avait été fait pour empêcher que de nouveaux dommages ne soient causés à l’environnement et réparer ce qui pouvait l’être, OS POUMONS PEAU, REINS CŒUR CERVEAU… Cinq sur les six devraient être radicalement transformés ; Rhodes savait que la clé de la réussite était de faire en sorte que le sixième demeure plus ou moins inchangé, que, lorsque son travail serait terminé, le cerveau logé dans la boîte crânienne soit indiscutablement un cerveau humain.
Isabelle traversa la pièce en semant ses vêtements derrière elle. Rhodes la suivit, admirant avec un plaisir très vif le jeu des muscles sur le dos mince et fuselé, la ligne délicate de la colonne vertébrale nettement visible sous la peau ferme, la cambrure à couper le souffle de la taille de guêpe. Le grand nimbe vermillon de la chevelure touffue flamboyait comme une couronne de feu au-dessus du long cou mince.
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