Robert Silverberg - Ciel brûlant de minuit

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XXIVe siècle. Effet de serre. Plus de couche d'ozone. La Terre a basculé dans les bouleversements climatiques, et le ciel brûlant de minuit ne laisse jamais filtrer la moindre fraîcheur.Tandis que Paul Carpenter remorque un iceberg monstrueux afin d'alimenter Los Angeles en eau potable, Nick Rhodes, biologiste, cherche à adapter l'humanité à une atmosphère pauvre en oxygène, pour le compte d'un conglomérat japonais. Isabelle cherche l'amour, et Jolanda le dépassement de l'art.Ils sont tous pris au piège de ce monde dégradé, de leurs vies bancales et de leurs amours furtives, aussi déboussolés que la Terre brûlante qui les porte.Et tous, ils cherchent la sortie.Dans les étoiles…
Robert Silverberg, consacré par quatre prix Hugo et cinq prix Nebula, dresse ici le tableau d'un avenir plausible, terrifiant et fascinant.

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Et pourtant des gens vivaient dans cette région. Dans le jour déclinant, Carpenter voyait de chaque côté de la route les lumières de villes et de villages. Il ne parvenait pas à comprendre comment on pouvait décider d’établir son foyer dans une telle contrée, mais il se doutait que ceux-là n’avaient probablement pas eu le choix, qu’ils y étaient venus au monde et n’avaient aucun espoir de trouver mieux ailleurs, ou bien qu’ils avaient échoué, poussés par les vicissitudes de l’existence, sur cette grève sans mer. Là où ils étaient, ils resteraient. Qu’ils y reposent en paix !

Ils ont au moins un foyer, eux, songea Carpenter.

Il se demanda ce qu’il ferait quand cette longue et morne odyssée sans rime ni raison toucherait à son terme, quand il serait prêt à passer à l’étape suivante de sa vie. Quelle étape suivante ? Aller où, faire quoi ? Nulle part il n’était chez lui. Los Angeles ? Il ne connaissait pratiquement plus la ville. San Francisco ? Spokane ? Son véritable chez-soi avait été la Compagnie, au gré de ses mutations de Boston à Saint Louis, de Winnipeg à Spokane. Partout où il allait, c’était toujours dans le giron de la Compagnie.

Et il en avait été chassé. Il avait encore beaucoup de mal à se mettre cela dans le crâne. Plus d’avancement. Sur la touche, et définitivement. Échelon Zéro.

Imagine un peu, se dit-il. Quelle performance ! Le premier de la classe à atteindre l’Échelon Zéro.

Dans le centre de l’Illinois, à une ou deux heures de route de Chicago, un bouchon se forma sur l’autoroute et la voiture annonça à Carpenter qu’il y avait un barrage routier un peu plus loin. La circulation sur les voies d’accès ouest et sud de Chicago n’était autorisée que pour les véhicules passant par les centres de quarantaine.

— Que se passe-t-il ? demanda Carpenter.

Mais la voiture n’était qu’un véhicule de location de bas de gamme, uniquement programmé pour fournir des informations élémentaires. Tout ce qu’elle put faire fut de présenter une carte montrant une zone rouge, un cordon sanitaire qui couvrait une vaste étendue comprenant le Missouri et l’ouest de l’Illinois, descendant jusqu’à La Nouvelle-Orléans, remontant de la Louisiane le long de la rive orientale du Mississippi, englobant le Kentucky et une partie de l’Ohio. D’après la voiture, Indianapolis était le point d’entrée le plus proche dans la zone protégée, pour les voyageurs essayant de gagner Chicago. Le véhicule proposa de faire le détour qui convenait.

— Ça m’est égal, fit Carpenter.

Il eut rapidement une partie de la réponse en allumant la radio où l’on parlait d’une épidémie de Chikungunya qui s’était déclarée à La Nouvelle-Orléans et de la crainte que Guanarito et Oropouche ne s’y propagent également. Des cas isolés étaient signalés dans la région de Saint Louis. Carpenter n’avait jamais entendu ces noms-là, mais il s’agissait à l’évidence de maladies ; une épidémie devait faire rage dans le Sud et les services de la Santé prenaient des mesures pour l’empêcher de remonter jusqu’à Chicago.

En arrivant à Indianapolis, au milieu de la matinée, il apprit le fin mot de l’histoire au centre de quarantaine, en attendant d’être interrogé. On lui apprit que les maladies aux noms bizarres étaient des virus tropicaux. Venus d’Afrique et d’Amérique latine, ils s’étaient répandus dans les nouvelles forêts pluviales de Louisiane, Floride et Géorgie, véhiculés par des hôtes non humains, propagés par des tiques et autres bestioles répugnantes, transportés dans le sang des myriades de singes jacasseurs et des innombrables rongeurs géants, eux-mêmes réfugiés des anciennes forêts pluviales des bassins de l’Amazone et du Congo, qui infestaient maintenant les jungles humides du sud des États-Unis.

Carpenter n’ignorait pas que tous ceux qui vivaient dans les régions nouvellement envahies par les jungles devaient être constamment vaccinés, chaque fois qu’un de ces virus était transmis par un animal à un malheureux membre de la population humaine, ce qui déclenchait une nouvelle épidémie. Mais il n’y avait pas de forêt pluviale à cette latitude. Pourquoi s’inquiéter de l’apparition de maladies propres à la jungle, Oropouche et Chikungunya, dans la région plus sèche et plus froide de Chicago ?

— Un groupe de singes infectés s’est glissé sur une péniche chargée de fruits qui remontait le Mississippi depuis La Nouvelle-Orléans, expliqua-t-on à Carpenter. Certains ont sauté du bateau à Memphis et ont commencé à mordre des gens. Les autres sont restés à bord jusqu’à Cairo. Memphis et Cairo sont isolées. Nous ne savons pas exactement de quel virus il s’agit, mais ils sont tous très méchants. Quand on se fait mordre, on commence à gonfler et on se transforme en une poche de sang noir, puis la poche éclate et ce qu’elle contenait coule par terre jusqu’à ce qu’elle soit vidée de son contenu visqueux.

— Seigneur ! souffla Carpenter.

— Nous espérons avoir arrêté le virus avant Saint Louis. Si jamais il atteignait Chicago, toute la ville flamberait comme un feu de joie. Quatre millions d’habitants entassés comme ça, vous imaginez ? Une maladie que l’on peut transmettre rien qu’en regardant quelqu’un de travers ! Je préfère ne pas y penser ! Pourrais-je voir votre contrôleur d’itinéraire, s’il vous plaît ?

Carpenter remit l’enregistrement de son voyage pour une inspection.

— Pas de crochet dans l’est du Missouri, qui n’apparaîtrait pas sur le contrôleur ? Pas de détour par le Tennessee ou le Kentucky ?

— J’ai suivi l’itinéraire nord, répondit Carpenter. Vous voyez quel jour j’ai quitté la Californie. Je n’ai pas eu le temps de faire autre chose que suivre le chemin le plus court, en traversant les montagnes, le Nebraska et l’Iowa.

— Vous êtes ici pour affaires ?

— Pour affaires, oui.

Le moment était délicat. Carpenter portait toujours les couleurs de Samurai : un salarié Échelon Onze, se rendant à Chicago pour le compte de son employeur. Un simple coup de fil pouvait tout ficher par terre. Mais la Compagnie ne l’avait pas encore rayé des cadres. Son appartenance à la mégafirme lui ouvrit la porte de la salle de fumigation, puis la route de Chicago.

Memphis et Cairo sont isolées.

Routes fermées à la circulation, transport aérien interrompu, personne n’entre, personne ne sort. Memphis et Cairo étaient comme effacées de la carte du monde. Quelques singes sortent de la forêt de Louisiane pour apporter leur contribution aux forces du chaos et c’est toute votre ville qui disparaît pendant que vous attendez que le virus de l’Oropouche ou un de ses cousins pénètre dans vos veines pour vous faire gonfler comme un ballon rempli de sang noir. Miséricorde !

Seigneur ! Ayez pitié !

Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort.

Quand il arriva enfin à Chicago, vers 4 heures de l’après-midi, Carpenter appela Jeanne Gabel au siège de Samurai, à l’angle des avenues Wacker et Michigan, et réussit à la joindre après seulement trente secondes de recherches.

— Où es-tu ? demanda-t-elle.

— Un parking à l’angle de… Monroe et Green.

— Très bien, reste où tu es. Je vais essayer de partir de bonne heure. Je passe te prendre.

Il resta dans la voiture, exténué, les vêtements fripés par le long voyage, le regard levé avec crainte et consternation vers le ciel sombre et bas. L’air de Chicago ressemblait à une soupe huileuse qui maculait le pare-brise de salissures noirâtres. Le ciel était extraordinaire, marbré et strié de denses bigarrures jaune, pourpre, vert et bleu, tranchant l’une sur l’autre, qui rappelaient les couleurs d’une grosse ecchymose ; le soleil luisait vaguement à travers le rideau de saletés, comme une petite pièce de laiton terni. Carpenter n’était pas venu dans cette région depuis très longtemps ; il avait oublié les poisons qui flottaient dans l’air. Tous les gens qu’il voyait portaient un masque. Il mit le sien et s’assura qu’il adhérait parfaitement à ses pommettes et sa mâchoire.

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