Robert Silverberg - Ciel brûlant de minuit

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XXIVe siècle. Effet de serre. Plus de couche d'ozone. La Terre a basculé dans les bouleversements climatiques, et le ciel brûlant de minuit ne laisse jamais filtrer la moindre fraîcheur.Tandis que Paul Carpenter remorque un iceberg monstrueux afin d'alimenter Los Angeles en eau potable, Nick Rhodes, biologiste, cherche à adapter l'humanité à une atmosphère pauvre en oxygène, pour le compte d'un conglomérat japonais. Isabelle cherche l'amour, et Jolanda le dépassement de l'art.Ils sont tous pris au piège de ce monde dégradé, de leurs vies bancales et de leurs amours furtives, aussi déboussolés que la Terre brûlante qui les porte.Et tous, ils cherchent la sortie.Dans les étoiles…
Robert Silverberg, consacré par quatre prix Hugo et cinq prix Nebula, dresse ici le tableau d'un avenir plausible, terrifiant et fascinant.

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Davidov leur présenta l’homme à lunettes : Avery Jones, l’exploitant du domaine. D’un geste ample, Davidov montra l’étendue de la propriété, promenant son bras musculeux d’un horizon à l’autre. Certes, sur Valparaiso Nuevo, cela ne représentait pas une grande distance.

— N’est-ce pas un endroit merveilleux ? Ici, on vit au milieu des lapins ! Et il y a mille manières de faire cuire ces charmantes petites bêtes !

Il planta brusquement ses yeux perçants comme des vrilles dans ceux d’Enron. Des yeux de bolchevik, froids et durs comme la pierre.

— Venez discuter à l’intérieur, dit-il. Israélien, c’est bien ça ? J’ai connu une Israélienne autrefois, de Beersheba. Elle s’appelait Aviva. Une femme à poigne, mais quel cerveau ! Aviva de Beersheba. D’où êtes-vous originaire, en Israël, Marty ?

— Haïfa, répondit Enron.

— Et vous travaillez pour une revue ?

— Entrons, fit Enron.

Avec tact, l’éleveur de lapins disparut. Quand ils furent à l’intérieur de la ferme, Enron refusa d’un geste de la main la bière que Davidov lui proposait.

— Pouvons-nous nous dispenser des préliminaires ? commença-t-il vivement. Je suis ici en tant que représentant de l’État d’Israël, à un échelon assez élevé. J’ai eu connaissance du projet que vous vous proposez de mettre à exécution.

— C’est ce que j’avais cru comprendre.

— Mon gouvernement trouve ce projet d’un grand intérêt.

Davidov attendit la suite.

— En fait, poursuivit Enron, nous sommes disposés à investir dans vos activités. À y investir des capitaux considérables. Dois-je continuer ou bien l’arrivée d’un nouvel investisseur venu de l’extérieur n’a-t-il pour vous aucune importance ?

— Un nouvel investisseur ? fit Davidov. Qui est le premier ?

Enron lança un regard perplexe en direction de Jolanda et crut la voir ébaucher un sourire.

— Je n’ignore pas, reprit-il très lentement, en détachant ses mots, que l’entreprise Kyocera-Merck apporte déjà une contribution substantielle à votre projet.

— Vous ne l’ignorez pas ? Moi, si.

— J’ai abordé le sujet, reprit Enron, quelque peu déconcerté, avec un représentant haut placé de Kyocera, qui m’a assuré…

— Oui, je vous ai vu avec lui. S’il vous a assuré qu’il y avait quelque chose entre ses employeurs et nous, il a menti.

— Ah ! fit Enron. Je vois.

Tout cela était fort déroutant. Il prit une longue inspiration et commença à se balancer doucement sur la plante des pieds, s’efforçant de retrouver son assurance.

— Ainsi, il n’y a aucun lien entre Kyocera-Merck et…

— Aucun. Rien. Que dalle. Kyocera n’est pas dans le coup. Et ne l’a jamais été.

— Ah ! répéta Enron.

Il n’y avait plus à se méprendre sur l’expression de Jolanda : elle souriait jusqu’aux oreilles.

Mais il était capable de faire face à la situation. Passé le premier moment de stupéfaction, des bribes de sa conversation matinale avec Farkas lui remontèrent à la mémoire et, même s’il eut fugitivement l’impression d’être emporté par le flux de ces réminiscences, comme un nageur entraîné vers une cataracte, il parvint rapidement à mettre de l’ordre dans le chaos de ses idées.

Il comprit qu’il était arrivé à une conclusion erronée. Mais Farkas avait commis la même erreur.

Enron se rendit compte que tout reposait sur un malentendu. Le Hongrois n’avait jamais eu l’intention de proposer à Israël une participation dans cette affaire. Pour quelque raison que ce fût, Farkas était à l’évidence persuadé qu’Israël avait déjà la haute main sur l’opération, et c’est lui qui avait essayé d’associer Kyocera-Merck à l’affaire. Tout se mettait brusquement en place. Il y avait une belle occasion à saisir.

— Dites-moi simplement ceci, fit calmement Enron. Un soutien financier pour mener à bien votre projet vous intéresse-t-il ?

— Énormément.

— Parfait. Je suis en mesure de vous le fournir.

— Des capitaux israéliens ?

— Moitié Israël, moitié Kyocera-Merck.

— Vous pouvez associer Kyocera à notre projet ? demanda Davidov.

Enron eut l’impression d’être arrivé au bord d’un gouffre par-dessus lequel il bondit allègrement.

— Absolument.

— Asseyez-vous, fit Davidov. Nous allons prendre une bière et parler plus longuement de tout cela. Et puis, s’il le faut, nous regagnerons tous la Terre pour régler les détails.

22

Carpenter n’avait guère parcouru plus de quatre-vingts kilomètres depuis San Francisco quand la pluie cessa. La ligne de démarcation était très nette entre le déluge qui s’abattait sur le littoral et l’aridité régnant à l’intérieur des terres. Carpenter avait laissé derrière lui la bande côtière où des torrents de pluie noire faisaient déborder les caniveaux, mais en regardant vers l’est, face au gros œil injecté de sang du soleil qui se levait au-dessus des contreforts de la sierra Nevada, il voyait bien que tout le reste demeurait soumis à la sécheresse sans fin.

Il roulait dans un paysage de vallées bleutées, enveloppées dans un linceul de poussière miroitante, et de buttes arides, arrondies et roussâtres, sur lesquelles, de loin en loin, la silhouette isolée d’un vieux chêne gigantesque, couronnée d’un dôme de verdure, se dressait telle une sentinelle. Au-dessus s’étendait l’immensité du ciel d’un bleu implacable, semé de rares nuages floconneux. La pluie battante tombée pendant plusieurs jours sur la région de la baie et le reste du littoral ne contribuerait en rien à reconstituer les réserves d’eau de San Francisco. Les principaux réservoirs se trouvaient là, dans les terres, dans ces montagnes et ces collines ; pas une goutte de pluie ne les remplissait, la neige ne serait pas stockée en altitude, en vue d’une utilisation ultérieure.

Tout était extrêmement tranquille dans cette région. La pollution industrielle avait étouffé la plupart des villes de banlieue dans cette partie de la vallée du Sacramento et, plus à l’est, le tarissement de la nappe phréatique au long des années de sécheresse avait porté un coup fatal aux exploitations agricoles. Carpenter savait qu’encore plus loin se trouvaient les villes fantômes bâties par les chercheurs d’or, avant l’imposante et gigantesque muraille de la sierra Nevada à laquelle succédaient les étendues désolées du Nevada. Après avoir franchi les montagnes, il lui faudrait rouler dans le désert pendant une journée et demie.

Et pourtant… et pourtant…

C’était une contrée magnifique, pour qui savait trouver la beauté dans la solitude et l’aridité. La disparition des banlieues et des fermes avait provoqué un retour à une tranquillité quasi préhistorique dans la vallée du Sacramento. C’est peut-être à quoi ressemblait le paysage il y a mille ans, se dit Carpenter – si l’on faisait abstraction des fondations de constructions remontant aux XIX eet XX esiècles et évoquant Pompéi, et des murets de pierres sèches délimitant les terrains, une multitude de lignes d’un blanc grisâtre, montant à mi-jambes, qui s’entrecroisaient dans les champs d’herbe sèche et épousaient les contours des élévations de terrain, petites taches sur la terre, restes presque imperceptibles d’anciennes constructions. Mais ils n’étaient pas dépourvus d’un certain charme, antique et paisible. Empreintes d’un passé lointain, vestiges d’un monde disparu. Et l’air y semblait calme et limpide, comme on pouvait imaginer qu’il l’était dans les siècles précédents.

Carpenter n’était pas dupe. Cet air calme était aussi nocif que n’importe où ailleurs. Peut-être plus même, car les substances toxiques, jamais chassées par le vent dans cette zone de stagnation atmosphérique constante, restaient sur place et s’accumulaient ; si l’on y demeurait trop longtemps, on avait les poumons qui se décomposaient dans la poitrine. Cela se voyait aux arbres de cette région champêtre, quand on se donnait la peine de regarder attentivement. Branches aux angles bizarres, rameaux armés de piquants, feuilles clairsemées, aux formes torturées, toutes sortes de déformations génétiques provoquée ? depuis des siècles par la diminution de la couche d’ozone, l’augmentation des traces d’aluminium et de sélénium dans le sol et autres formes réjouissantes d’agression contre l’environnement.

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