— Neuf.
— Pas assez élevé pour donner le feu vert à une action de cette envergure.
— Mais assez pour la mettre en branle.
— Oui. Oui, sans doute. Bien entendu, vous êtes habilité à vous engager aussi loin que vous l’avez déjà fait ?
— Bien entendu, répondit Farkas sans hésiter.
— Il faut que je regagne la Terre pour prendre contact avec certaines personnes, poursuivit Enron. Ce n’est pas une question d’autorité, mais d’informations. Il faut que j’en obtienne un peu plus. Après quoi, nous pourrions nous retrouver et nous mettre d’accord. Je peux vous avouer, Farkas, que c’est précisément pour cette raison que je suis venu à Valparaiso Nuevo.
— Excellent, fit Farkas. Je vois que nous suivons des voies convergentes. J’aime ça. Nous en reparlerons bientôt.
— Oui, très bientôt.
La conversation était terminée, mais ni l’un ni l’autre ne firent mine de se lever. Enron paraissait encore extrêmement tendu, peut-être plus qu’avant. Un silence suivit, juste assez long pour passer à un autre sujet.
— Vous savez que vous fascinez Jolanda, fit l’Israélien. Cela arrive-t-il souvent que des femmes aient ainsi le béguin pour vous ?
— Assez souvent.
— J’aurais plutôt imaginé, avec vos yeux et tout…
— Tout au contraire, répliqua Farkas. Nombre d’entre elles semblent trouver cela attirant. Vous ne m’en voulez pas trop ?
— Un peu, répondit Enron. Je vous l’avoue. Après tout, j’ai l’esprit de compétition, comme tout mâle qui se respecte. Mais, au fond, cela ne m’ennuie pas vraiment. Ce n’est pas comme si elle m’appartenait. Et puis, c’est moi qui lui ai demandé de vous faire des avances. Pour attirer votre attention, pour entrer en contact avec vous.
— Je vous en suis reconnaissant. Je veux bien mordre à l’hameçon, quand l’appât est de cette qualité.
— Je ne croyais pas qu’elle se montrerait si enthousiaste, c’est tout.
— Elle me donne l’impression d’être le genre de femme à s’enthousiasmer très vite.
Farkas commençait à se sentir mal à l’aise. Peut-être était-ce l’intention de l’Israélien. Il se leva.
— J’attends de vos nouvelles avec une vive impatience, dit-il.
Quand Enron rentra à l’hôtel, il trouva Jolanda dans la chambre. Il avait laissé un mot pour lui indiquer qu’il avait reçu un coup de fil imprévu de Farkas et était allé rejoindre le Hongrois sur un autre rayon.
— Que voulait-il ? demanda Jolanda. Ou bien s’agit-il d’histoires d’espions dont je ne suis pas censée me mêler ?
— Tu es déjà au courant de pas mal de choses, répondit Enron. Autant que tu en saches un peu plus long. Il m’a proposé une association avec Kyocera pour le coup d’État.
— Il te l’a proposée ? À titre personnel ?
— Tu sais bien de quoi je parle. Israël. Il n’a pas tourné autour du pot et m’a tout de suite demandé si nous serions d’accord pour nous mettre de moitié dans l’affaire.
— Qu’as-tu répondu ?
— Que nous étions d’accord, bien sûr. Que c’est précisément ce que j’étais venu arranger à Valparaiso Nuevo. Mais je lui ai dit qu’il fallait d’abord que je retourne sur la Terre pour obtenir d’autres renseignements. Il doit imaginer que je parlais de mon gouvernement, que je voulais avoir confirmation de l’intérêt qu’il porte à l’affaire. En réalité, ce dont j’ai besoin, c’est de parler à ton Davidov. Avant d’en référer à Jérusalem, il est essentiel pour moi de savoir ce qu’il a convenu avec Farkas.
— Tu n’auras pas besoin de retourner sur la Terre pour cela, déclara Jolanda. Moi aussi, j’ai reçu un coup de fil imprévu ce matin.
— Comment ? De qui ?
— Il est encore là, déclara-t-elle en se rengorgeant, avec un air profondément satisfait qui frappa Enron. Je parle de Davidov. Il a dit qu’il nous avait vus hier soir, pendant notre dîner avec Farkas, dans le restaurant de Cajamarca.
— Il nous a vus, répéta Enron avec stupéfaction. Il était là ? Non, c’est impossible ! Il est parti, il est retourné sur la Terre !
— Il est là, Marty. Il me l’a affirmé. J’ai parlé avec lui il y a une demi-heure. C’est bien son visage que j’ai vu sur le viseur. Un visage presque aussi caractéristique, à sa manière, que celui de Farkas. Je lui ai dit que tu voulais le voir et il m’a répondu que c’était d’accord, que tu pouvais aller le retrouver quelque part sur le Rayon A, dans une des fermes. J’ai noté les coordonnées.
— Il est reparti, insista Enron. Kluge me l’a juré. Il a utilisé des faux noms dans ces différents hôtels, puis il a repris la navette pour la Terre avec ses trois amis.
— Et si Kluge t’avait raconté des bobards ? Tu devrais envisager cette possibilité.
— Oui, tu as raison, fit Enron en se frappant rageusement le front du plat de la main. C’est Kluge qui a cherché Davidov sans le trouver, qui nous a annoncé son départ et nous a raconté ces histoires d’allées et venues. Pourquoi était-il si difficile de le trouver ? Pourquoi Davidov avait-il toujours une longueur d’avance sur un courrier que l’on m’a dit rusé et digne de confiance ? Soit Kluge m’a menti, soit Davidov est un magicien capable de déjouer tous les systèmes de surveillance de ce satellite. Donne-moi son numéro, et vite !
Ce fut un jeu d’enfant de joindre Davidov. Enron l’appela au numéro qu’il avait laissé et, quelques secondes plus tard, son visage apparut en gros plan sur le viseur : cou de taureau, cheveux décolorés, peau marbrée par l’Écran, regard de glace.
— Ravi de faire votre connaissance, dit Davidov d’une voix aiguë, flûtée, une voix douce de Californien, en désaccord flagrant avec la rudesse du visage slave aux traits accusés. Les amis de Jolanda sont mes amis.
— J’aimerais vous rencontrer en personne, fit Enron.
— Venez, je vous attends, acquiesça Davidov avec affabilité.
Jolanda dans son sillage, Enron fit le trajet jusqu’au moyeu et suivit le Rayon A pour gagner l’une des zones agricoles, où tout était verdoyant et éclatant, un véritable pays de cocagne. Ils longèrent des plantations de blé, de melons, de riz, de maïs. Enron vit des bananiers croulant sous le poids des régimes, des cocoteraies, un verger d’agrumes. Cela lui rappela vivement les plantations luxuriantes de son pays, fécondes d’un bout à l’autre de l’année, bénéficiant des pluies abondantes qui arrosaient les rivages orientaux de la Méditerranée. Mais Enron se souvint que tout ce qu’il avait devant les yeux avait une assise artificielle. Les arbres poussaient dans le polystyrène, la vermiculite, le sable ou le gravier. Remarquable. Absolument remarquable.
Les coordonnées fournies par Davidov étaient celles d’un élevage de lapins. Une multitude de petits rongeurs folâtraient dans les champs de luzerne : lapins gris, bruns, blancs, lapins de diverses combinaisons de couleurs. Au milieu des animaux, juste devant la ferme, Davidov discutait avec un homme maigre à lunettes, en tenue de fermier.
Davidov était immense, une armoire à glace, aussi fort de carrure que haut de stature. Son regard était froid et ardent, mais, comme Jolanda l’avait indiqué, il avait un air doux, du moins en apparence. Enron comprit aussitôt que, chez Davidov, toute la douceur devait être en surface.
Il étreignit d’abord Jolanda, enveloppant de ses bras le corps imposant, l’écrasant contre lui, lui faisant même décoller les pieds du sol.
Puis sa grosse patte se referma sur la main d’Enron. Son étreinte semblait être un test de virilité. Enron savait comment agir dans cette situation : ses doigts demeurèrent tout mous pendant que Davidov lui broyait les phalanges, puis il lui rendit férocement la pareille. Il n’était pas nécessaire d’être un géant pour donner une vigoureuse poignée de main.
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