— Capitaine Carpenter ? lança O’Reilly.
Il allait enfin avoir l’occasion de se faire entendre.
Il se leva et prit la parole pour faire, une fois de plus, le sinistre récit des événements, les injonctions au navire de Kovalcik, les signes de la mutinerie, les officiers reclus et drogués, sa proposition de les prendre à son bord, puis l’engloutissement de l’autre navire et les trois canots dansant sur les flots agités. En s’écoutant parler, Carpenter fut frappé par le manque de solidité de ses arguments. Bien sûr qu’il aurait dû les prendre à son bord, quelles qu’en fussent les conséquences. Même si tout le monde était mort de faim avant de toucher le port. Même si les réserves d’Écran s’étaient épuisées en une journée et demie, et s’ils avaient tous eu la peau, la chair et les muscles brûlés en profondeur. Ou alors, il aurait dû demander à un autre navire de leur venir en aide. Mais il poursuivit, reprenant en détail le film des événements, se justifiant derechef des accusations, invoquant ses devoirs et l’impossibilité de prendre les naufragés à son bord, affirmant de nouveau sa contrition et son repentir.
Soudain, il n’eut plus rien à ajouter et demeura muet devant l’irlandais et le greffier.
Il y eut un silence assourdissant. Qu’allait-il se passer à présent ? Un verdict ? Une sentence ?
O’Reilly abattit son marteau devant lui. Puis il tourna la tête, comme pour étudier le dossier de l’affaire suivante sur son bureau.
— Que dois-je faire, attendre ? demanda Carpenter.
— La séance est levée, annonça le greffier en rassemblant une liasse de chemises.
Il parut se désintéresser totalement de lui, en supposant qu’il lui eût jamais porté de l’intérêt.
Quand Carpenter sortit, personne ne lui dit un mot.
Dès son arrivée au Dunsmuir, une demi-heure plus tard, il appela Tedesco au numéro que Samurai lui avait donné. Il s’attendait à être renvoyé de poste en poste, mais, à son grand étonnement, Tedesco apparut presque aussitôt sur le viseur.
— Vous n’étiez pas là ! commença Carpenter. Pourquoi n’êtes-vous pas venu ?
— Ma présence n’était pas requise. J’ai pris connaissance du procès-verbal.
— Déjà ? Vous n’avez pas perdu de temps. Et qu’allez-vous faire maintenant ?
— Faire ? Qu’y a-t-il à faire ? Vous avez été condamné à une amende pour négligence. Le Port vous a retiré votre permis de navigation. Kyocera va très vraisemblablement nous poursuivre en justice pour avoir laissé ses marins périr dans le Pacifique et cela risque de nous coûter très cher. Nous allons attendre de voir ce qui se passe.
— Vais-je être rétrogradé ? demanda Carpenter.
— Vous ? Vous allez être viré, oui.
— Comment… Viré ?
Carpenter eut l’impression de recevoir un coup de poing au creux de l’estomac. Il essaya de reprendre son souffle.
— Vous m’avez dit, avant la première audition, que la Compagnie me soutenait. Et je suis viré ? C’est ce que vous appelez soutenir quelqu’un ?
— Les choses ont changé, Carpenter. Nous ne savions pas alors qu’il y avait des survivants. L’existence de survivants change toute la situation, vous ne croyez pas ? Kyocera réclame votre tête, et nous la leur apporterons sur un plateau. Nous vous aurions probablement gardé s’il n’y avait pas eu de survivants, si c’était demeuré une affaire interne entre Samurai et le port d’Oakland – votre parole contre celle de votre équipage, la qualité du jugement d’un officier et rien d’autre –, mais aujourd’hui des accusateurs outragés apparaissent, qui portent la chose sur la place publique. Il y aura du grabuge. Comment pourrions-nous vous garder, Carpenter ? Nous aurions pu étouffer le scandale et vous seriez resté avec nous, mais ce n’est plus possible, pas avec des survivants qui prennent la parole et nous traînent dans la boue. Vous croyez donc que nous pourrions vous confier une nouvelle affectation ? Votre nouvelle affectation consistera à vous chercher du boulot, Carpenter. Vous avez un préavis de trente jours et vous pouvez vous estimer heureux. Un conseiller en licenciement vous informera de vos droits. D’accord, Carpenter ? Vous voyez le tableau ?
— Je ne m’attendais pas…
— Non, je suppose que vous ne vous attendiez pas à ça. Je suis navré, Carpenter.
Abasourdi, respirant d’une haleine courte et saccadée, Carpenter garda les yeux fixés sur le viseur, longtemps après que l’écran fut devenu noir. La tête lui tournait. Il n’avait jamais éprouvé un tel sentiment de dévastation intérieure. Comme si un trou s’était ouvert dans le sol de la planète, un trou dans lequel il venait de basculer… et il tombait… il tombait…
Il parvint petit à petit à se calmer un peu.
Il resta assis un moment, inspirant profondément, s’efforçant de ne penser à rien. Puis, machinalement, il commença à composer le numéro de Nick Rhodes.
Non.
Non, pas maintenant. Rhodes compatirait à son désarroi, bien sûr, mais n’avait-il pas dit à mots couverts que son ami portait la responsabilité de ce qui était arrivé. Carpenter n’avait pas besoin de ce genre de discours.
Appelle un ami. Un autre que Nick Rhodes.
Il pensa d’abord à Jolanda. La gentille, pulpeuse et opulente Jolanda qui ne le jugerait pas. Appelle-la, emmène-la dîner, raccompagne-la chez elle, quelque part à Berkeley, et baise-la comme un malade, le reste de la nuit. L’idée lui plaisait, mais il lui revint à l’esprit que Jolanda était partie faire la tournée des L-5 avec son Israélien.
Appelle quelqu’un d’autre.
Pas nécessairement à Frisco ou autour de la baie. Quelqu’un qui vit loin d’ici. Oui, se dit-il, va-t’en. Va-t’en loin. Prends tes jambes à ton cou. Offre-toi une petite balade.
Va voir Jeanne, par exemple. Oui, la douce Jeanne Gabel, qui vit à Paris ; la bonne copine, toujours pleine de compréhension.
C’est elle qui l’avait fait nommer capitaine au long cours. Elle ne devrait pas trop lui reprocher le gâchis dont il s’était rendu coupable. Et pourquoi ne pas profiter des trente jours où il bénéficierait encore de ses privilèges d’Échelon Onze pour prendre un billet d’avion pour Paris aux frais de la princesse et s’offrir quelques bons dîners dans les petits restaurants des bords de Seine ?
Carpenter composa le numéro de l’international de Samurai et demanda Paris, le service du personnel. Un rapide calcul lui indiqua qu’il devait être minuit passé en France, mais ce n’était pas grave. Il était dans une mauvaise passe ; Jeanne comprendrait.
L’ennui était que Jeanne Gabel ne travaillait plus au bureau de Paris. Selon la bonne vieille coutume de Samurai Industries, elle avait été mutée à Chicago.
Carpenter demanda au réseau téléphonique de suivre sa trace. Il ne fallut que quelques instants pour la retrouver.
— Gabel, annonça une voix de femme dès que la communication fut établie.
Il vit apparaître sur le viseur le visage enjoué et ouvert, aux mâchoires carrées, aux yeux noirs empreints de franchise.
— Ça, alors ! Le marin est de retour !
— Jeannie, j’ai des ennuis. Je peux passer te voir ?
— Quoi ?… Comment…
Mais elle revint rapidement de sa surprise.
— Bien sûr, Paul.
— Je saute dans le premier avion pour Chicago, d’accord ?
— Bien sûr. Tu peux venir tout de suite. Ce qu’il y a de mieux pour toi.
Mais la carte de crédit de la Compagnie ne permettait plus à Carpenter, semblait-il, de prendre un billet d’avion. Après deux ou trois tentatives, il renonça et essaya de louer une voiture. À l’évidence, ce service n’avait pas encore été supprimé, car il obtint une réservation du premier coup. Ce ne serait certainement pas très drôle de gagner Chicago par la route, mais, s’il roulait bien, il devait pouvoir faire le trajet en deux jours, trois au plus. Il rappela Jeanne pour lui dire de l’attendre en milieu de semaine. En le quittant, elle lui envoya un baiser.
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