La voiture arriva au Dunsmuir quarante minutes plus tard. Carpenter attendait devant l’hôtel, sa valise à côté de lui.
— Nous partons vers l’est, dit-il à la voiture. Prenez la direction de Walnut Creek et continuez.
Il mit le véhicule sur conduite automatique, s’enfonça dans son siège et ferma les yeux tandis que la voiture prenait la route des collines. De toute façon, il n’y avait rien à voir, rien d’autre que le noir rideau de pluie ininterrompu.
Seul dans sa chambre d’hôtel, après le dîner avec Meshoram Enron et Jolanda Bermudez, Farkas marcha de long en large pendant dix ou quinze minutes, assemblant dans sa tête les pièces du puzzle et les séparant pour les ordonner différemment. Puis il appela Emilio Olmo sur sa ligne brouillée.
— J’ai commencé à humer l’air, déclara-t-il au chef de la Guardia Civil. J’ai flairé de-ci, de-là comme un parfum de conspiration.
— Ah oui ? Moi aussi.
— Vraiment.
— À vous de commencer, Victor. Qu’avez-vous appris ?
— Sur le groupe de Californiens à propos desquels courent certains bruits ? Ils existent. Disons, plus précisément, que j’ai eu vent de leur existence par une nouvelle source.
— Une source digne de foi ?
— Relativement. L’ami d’une amie. Quelqu’un qui est fort bien renseigné en matière de circulation de l’information.
— Ah ! fit Olmo. Ainsi donc la rumeur se propage. Voilà qui est intéressant. Que pouvez-vous m’apprendre d’autre, Victor ?
— Rien, pour ainsi dire.
Farkas ne voyait pas, dans l’immédiat, la nécessité de fournir à Olmo des détails sur la participation d’Israël à la conspiration contre le Generalissimo. Cela eût été prématuré ; il était évident qu’Enron avait des propositions précises à lui faire et Farkas voulait savoir de quoi il s’agissait avant de mettre Olmo au courant. S’il devait un jour le mettre au courant. Il avait toujours la possibilité de laisser le chef de la Guardia Civil sur la touche, si l’association avec Israël se révélait réellement prometteuse. Il avait peut-être plus à gagner en laissant le coup d’État se réaliser qu’en aidant Olmo à l’étouffer. Le colonel serait peut-être plus utile d’une tout autre manière qu’en qualité de chef de la police du Generalissimo Callaghan. Le plan de Kyocera visant à faire de lui le successeur de don Eduardo à la mort du vieux dictateur inciterait Olmo à faire les bons choix. Mais Farkas ne savait pas encore dans quel camp il allait se ranger et il convenait donc, à ce stade, de rester vague.
— Comme je vous l’ai dit, reprit-il, je tiens mes informations d’une tierce personne. Mais j’ai pensé que vous aimeriez savoir que l’on parle de ce projet en différents endroits.
— En effet, fit Olmo. Mais je crois être un peu plus avancé que vous. Non seulement les Californiens qui ont conçu ce projet existent bel et bien, mais certains d’entre eux ont fait récemment un séjour à Valparaiso Nuevo, afin de reconnaître le terrain.
— Vous tenez cela de source sûre ?
— Une tierce personne, comme vous, répondit Olmo. Je ne les ai pas vus de mes propres yeux, mais je sais qu’ils étaient ici. Nous nous efforçons de retrouver leur trace, mais nous avons certaines difficultés. Ils sont probablement déjà repartis sur la Terre. Si c’est le cas, nous guetterons leur retour.
— Eh bien, fit Farkas, je reconnais que vous êtes plus avancé que moi. Désolé de vous avoir fait perdre votre temps, Emilio.
— C’est toujours un plaisir de parler avec vous, Victor.
— Je vous rappellerai, si je découvre quelque chose de plus précis.
— S’il vous plaît.
Le moment était peut-être venu d’appeler New Kyoto pour transmettre l’affaire à ses supérieurs hiérarchiques. Farkas pesa le pour et le contre, et décida de n’en rien faire dans l’immédiat. Pour qui n’avait pas la chance d’être japonais, le seul moyen de grimper dans la hiérarchie était de prendre l’initiative dans des situations exigeant hardiesse et esprit de décision, puis, quand les choses avaient pris forme, de faire étalage des excellents résultats obtenus.
Il se coucha et laissa ses idées se décanter. À son réveil, les choses commençaient à prendre tournure dans son esprit. Avant de sortir pour le petit déjeuner, il composa le numéro de la chambre d’hôtel que Jolanda partageait avec Enron.
La colonne de verre sombre représentant Meshoram Enron apparut sur le viseur.
— Jolanda n’est pas là, commença l’Israélien, un peu trop vite, sans même essayer de masquer l’hostilité qui perçait dans sa voix. Elle est en bas, au club de gymnastique.
— Parfait, fit Farkas. C’est à vous que je voulais parler.
— Ah bon ?
— Nous devons avoir une autre petite conversation. Il reste quelques points de détail abordés hier soir, sur lesquels j’aimerais revenir.
Enron sembla réfléchir à cette proposition. Mais son apparence vitreuse demeura parfaitement lisse ; Farkas ne pouvait avoir une idée précise des opérations de la pensée de l’Israélien. Enron se protégeait trop bien. Impossible pour Farkas, qui ne disposait que de l’image du viseur, de percevoir les fluctuations de ses émanations. Il lui aurait fallu être directement en contact avec l’Israélien pour déceler des nuances de cette sorte.
— Nous pensons repartir sur la Terre en fin de journée ou demain, par la première navette, dit Enron au bout d’un moment.
— Dans ce cas, nous avons tout le temps de nous voir, n’est-ce pas ?
— C’est important, dites-vous ?
— Très.
— Cela a un rapport avec Jolanda ?
— Pas le moins au monde. Jolanda est une femme tout à fait séduisante, mais nous avons à discuter de choses plus importantes que de savoir qui couche avec qui.
Cette fois, Farkas remarqua une brillance accrue de l’image d’Enron, un éclat plus vif de la colonne de verre.
— Où voulez-vous que nous nous retrouvions ? demanda Enron.
— Cité d’El Mirador, Rayon D, répondit Farkas, choisissant ce lieu au petit bonheur. Le café La Paloma, sur la place centrale, dans trois quarts d’heure.
— Un peu plus tôt, si possible.
— Alors, disons une demi-heure.
Enron était déjà là quand Farkas arriva, cinq minutes avant l’heure convenue. À ce moment de la matinée, la place était calme, beaucoup plus vide que le jour où Farkas et Juanito étaient venus y trouver Wu Fang-shui. Enron était assis en terrasse, à l’une des tables de devant, immobile comme une sculpture, sans laisser transparaître le moindre signe de nervosité. Mais il était tendu, comme un ressort bandé ; Farkas en eut conscience à trente pas.
Il prit place en face de l'Israélien et commença sans préambule.
— Il existe un projet, formé par des Californiens, en vue de renverser le pouvoir établi sur ce satellite. Vous en avez parlé hier soir.
Enron garda le silence.
— Vous avez dit, poursuivit Farkas, que le meilleur moyen de réaliser ce projet serait peut-être de conjuguer nos efforts. Une grande entreprise et un pays prospère qui fourniraient de moitié les capitaux nécessaires.
— Au fait, fit Enron. Vous n’avez pas besoin de me rappeler ce que j’ai dit.
— Très bien. Voici où je veux en venir : est-ce une proposition que vous m’avez faite ? Votre gouvernement souhaite-t-il une association dans cette entreprise ?
Enron se pencha sur la table, soudain très attentif. Le rythme de sa respiration avait changé. Farkas compris qu’il avait touché juste.
— Peut-être, dit l’Israélien. Et vous ?
— C’est très possible.
— Quel est votre échelon, Farkas ?
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