Robert Silverberg - Ciel brûlant de minuit

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XXIVe siècle. Effet de serre. Plus de couche d'ozone. La Terre a basculé dans les bouleversements climatiques, et le ciel brûlant de minuit ne laisse jamais filtrer la moindre fraîcheur.Tandis que Paul Carpenter remorque un iceberg monstrueux afin d'alimenter Los Angeles en eau potable, Nick Rhodes, biologiste, cherche à adapter l'humanité à une atmosphère pauvre en oxygène, pour le compte d'un conglomérat japonais. Isabelle cherche l'amour, et Jolanda le dépassement de l'art.Ils sont tous pris au piège de ce monde dégradé, de leurs vies bancales et de leurs amours furtives, aussi déboussolés que la Terre brûlante qui les porte.Et tous, ils cherchent la sortie.Dans les étoiles…
Robert Silverberg, consacré par quatre prix Hugo et cinq prix Nebula, dresse ici le tableau d'un avenir plausible, terrifiant et fascinant.

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L’air, le sol et l’eau de notre planète, se dit Carpenter, sont devenus un milieu de culture pour l’anti-vie : une zone de fertilité négative, détruisant tout ce qu’elle touche. Peut-être une forme mutante de non-vie finirait-elle par évoluer et se développer dans ce nouveau milieu, une sorte d’être vivant fondamentalement mort, qui serait capable de poursuivre ses activités métaboliques au-delà de l’existence et de se reproduire après la mort, une créature respirant des poisons corrosifs et faisant circuler des quantités d’hydrocarbures dans ses artères invulnérables.

Carpenter restait tranquillement au volant, laissant la voiture faire tout le travail et suivre la route qui s’élevait régulièrement sur les flancs de l’épine dorsale de la Californie.

À mesure que les heures s’écoulaient, les dernières traces de la civilisation s’effaçaient. Il avait atteint les contreforts de la chaîne montagneuse, où l’on construisait généralement des maisons de bois dont il ne subsistait pratiquement aucun vestige. Le feu s’était chargé de les faire disparaître : la succession naturelle des incendies de forêt ravageant les agglomérations désertes chaque année, à la saison sèche, avait nettoyé le pays de toute présence humaine.

Tout était paisible. Un monde vide s’étendait devant lui.

Le contraste était total avec l’agitation et la population dense de San Francisco et de toutes les zones urbaines cauchemardesques qui s’étiraient le long de la côte d’une manière presque ininterrompue jusqu’au grand Bélial, la Bête aux Mille Têtes, la cité de Los Angeles. À la seule évocation de ce nom, Carpenter tressaillit. Tache monstrueuse dans le paysage, trou noir pullulant d’une indicible laideur, où des millions d’âmes tourmentées s’entassaient malgré la chaleur indescriptible et l’air si fétide qu’on aurait pu le découper en tranches…

Los Angeles, sa ville natale…

Carpenter se souvenait de son grand-père qui lui racontait des histoires de son jeune temps, dans un monde encore vivable, souvenirs nostalgiques du Los Angeles d’antan, d’une époque révolue… La fin du XX esiècle, peut-être. Ou le début du XXI e. Un paradis perdu, telle était l’expression du vieillard, un lieu où la brise soufflant de l’océan était fraîche et pure, où le temps était clément et la vie agréable. Parcs et jardins luxuriants, maisons spacieuses, ciel miroitant, neige sur les cimes en hiver, derrière Pasadena et San Gabriel. Il arrivait encore à Carpenter de visiter en rêve ce Los Angeles disparu : la ville magnifique, d’avant la pollution, dans un passé révolu, par exemple les années 1990, lointaines, inaccessibles, avant que le ciel ne referme implacablement son étreinte sur la planète. Il espérait que ce n’était pas seulement le fruit de l’imagination du vieillard, une fable sénile et romantique de son invention. Il espérait que les choses avaient vraiment été telles que son grand-père les décrivait. Il en avait la certitude. Mais ce passé n’était plus et jamais ne reviendrait.

Continue à rouler. Continue vers l’est.

Des éclairs s’entrecroisèrent dans la voûte vide et surchauffée du ciel, une ligne brisée d’une blancheur aveuglante qui en coupait une autre. Carpenter savait que cela n’avait pas d’importance. Ce n’était que Zeus qui se raclait la gorge. Les éclairs, provoqués par des écarts de température, n’étaient jamais ou presque accompagnés de pluie. Tout ce qui pouvait survenir était le feu qui taillerait son chemin au scalpel dans la prairie, un chemin qui irait s’élargissant.

Les arbres étaient différents. Les chênes avaient été remplacés par des pins élancés et d’autres essences, à la frêle silhouette argentée, peut-être des trembles. La vieille route était bordée d’arbustes rabougris. Il ne voyait aucun autre véhicule. Il était le dernier survivant de la planète. De loin en loin, là où la terre avait été ravagée par des incendies récents, des forêts de troncs nus et noircis s’étendaient dans toutes les directions, sur le sol calciné.

Le feu était pur. Le feu était bon.

Carpenter pria pour qu’il brûle tout, partout. Qu’il purifie le monde de ses péchés.

Étrange, se dit-il. Cette humanité qui avait survécu aux pires rivalités intestines et aux affrontements religieux, qui avait surmonté les vieilles dissensions irrationnelles et absurdes pour entrer dans une ère de paix véritable et de coopération planétaire, avait maintenant pour lot la pourriture, une chaleur tropicale omniprésente, la dégradation atmosphérique, et sa perte était écrite. Étrange, vraiment très étrange. Dans son labo, Nick Rhodes s’efforçait, malgré ses scrupules de conscience, de faire de l’homme une nouvelle espèce dotée de branchies et d’un sang vert. Au milieu du Pacifique, sous les assauts incessants du soleil, Kovalcik remplissait son navire de monstres marins, pour les besoins alimentaires d’une humanité affamée. Et ce pauvre taré de Paul Carpenter, si impatient de rapporter son iceberg dans cette cité stupide et ingrate qu’il en avait oublié le peu de respect humain qu’on lui avait inculqué et s’était permis d’abandonner…

Non ! Ne pense plus à ça !

Si tu es sur cette route en ce moment, se dit-il, c’est pour fuir loin de tout ce qui s’est passé.

Une prière dont il n’avait conservé qu’un vague souvenir remonta par bribes à sa mémoire. Miserere. Miserere. Qui tollis peccata mundi. Agnus dei. Qui tollis. Peccata mundi.

Dona nobis pacem. Pacem. Pacem. Pacem. Pacem.

Continue à rouler. Continue vers l’est.

La route s’éleva régulièrement en sinuant jusqu’à une portion relativement droite, dans un col enveloppé par l’obscurité naissante. C’était la montagne.

Air raréfié, forêts hérissées de pins élancés se pressant pour atteindre la lumière, surplombées de parois rocheuses dénudées, semblables à des boucliers géants de granit. De toutes parts se dressaient les masses énormes, d’un gris teinté de violine, des pics les plus élevés de la sierra Nevada.

Sur le versant exposé au nord des plus hautes cimes, il y avait même une petite couronne de neige, retenue dans des cirques et des cuvettes abritées ; Carpenter contemplait ces taches blanches en encorbellement comme s’il avait été transporté sur une autre planète, une des lunes de Jupiter, peut-être. Il n’avait pas vu de neige plus de trois fois dans sa vie. Pour cela, il fallait aller dans la montagne, à une altitude de trois ou quatre mille mètres, et on ne voyait de la neige que sur l’ubac, à certaines périodes de l’année.

Qu’il neige partout, songea Carpenter.

Que la terre soit recouverte d’un océan à l’autre par un blanc manteau étincelant. D’où nous ressortirons purifiés pour entrer dans un nouveau printemps, une nouvelle et douce vie.

Bien sûr. Bien sûr.

Les montagnes gris et violine étaient derrière lui, il avait franchi le col et descendait une interminable route en lacet vers ce qu’il supposait être le Nevada. La nuit tombait rapidement. Un ciel noir et dur, sans lune, avec une multitude d’étoiles au milieu desquelles glissaient de loin en loin dans un silence irréel les lumières de stations orbitales visibles à l’œil nu. Le moment était venu de prendre un peu de repos et de laisser le moteur de la voiture prendre un peu d’avance sur le taux de consommation d’énergie, afin qu’elle puisse recharger les batteries pour l’étape suivante.

Il avait rarement été donné à Carpenter de contempler des ténèbres d’un noir aussi profond, traversées par des points lumineux aussi brillants. Le ciel paraissait froid, froid comme l’espace, avec cet air glacial de la montagne, d’une terrible limpidité, si différent de l’air des villes, constamment chargé de saletés. Mais Carpenter savait qu’il n’en était rien. En réalité, le ciel était brûlant, comme partout ailleurs. Sur toute la surface de cette pauvre planète, le ciel était brûlant, même à minuit, même à la lisière de ce sombre royaume de montagne semé d’étoiles.

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