Certes, il était aussi censé travailler. Mais il ne pouvait quand même pas poser une affiche sur le tableau municipal pour demander des renseignements sur un projet de coup d’État. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était avancer sur la pointe des pieds, ouvrir l’oreille, rester aux aguets afin de saisir au vol la moindre bribe d’information. Petit à petit, il nouerait des contacts et découvrirait ce que la Compagnie l’avait chargé de découvrir. Mais il était possible que cela ne marche pas. Il y a des choses qui ne se commandent pas.
Le quatrième jour, Farkas déjeunait à l’endroit habituel, un restaurant en plein air où pas moins de trois bustes d’El Supremo dominaient les murs couverts de plantes grimpantes, quand il prit conscience qu’il était l’objet d’une conversation à la périphérie du jardin. Quelqu’un dont l’apparence était celle d’un assemblage de zigzags et de spirales écarlates, avec, au milieu, une grosse tache lumineuse ovale – d’un bleu vif, très brillante, comme un œil, tel que Farkas se le représentait –, parlait de lui au maître d’hôtel.
Ils regardaient tous deux dans sa direction. Ils faisaient des gestes, pas très difficiles à décoder : zigzags-et-ovale demandait quelque chose ; le maître d’hôtel refusait. Une gratification passa d’une main à l’autre. Farkas devina que le plaisir de son déjeuner solitaire n’allait pas durer beaucoup plus longtemps.
Il se rappela au bout d’un moment qui était zigzags-et-ovale : un courrier du nom de Kluge, un des gamins qui traînaient à l’arrivée des navettes et proposaient leurs services aux nouveaux venus à Valparaiso Nuevo. Juanito l’avait montré à Farkas, dans les premiers jours de sa visite, indiquant que c’était l’un de ses concurrents. Farkas se souvenait même qu’il avait parlé de Kluge avec une certaine admiration.
Le maître d’hôtel – trois tiges blanches luisantes, liées par une grosse tresse rouge – s’approcha de sa table. Il s’immobilisa dans une posture respectueuse et s’éclaircit la voix.
— Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur Farkas. Il y a une personne qui désire vous parler et dit que c’est extrêmement important…
— Je suis en train de déjeuner.
— Je sais, monsieur Farkas. Je suis profondément désolé d’interrompre votre repas.
Bien sûr qu’il était désolé. Qu’il parvienne à faire venir Kluge à sa table ou non, il empocherait le pourboire.
Mais il y avait peut-être une occasion à saisir… une ouverture, une piste.
— Attendez, fit-il aux trois tiges blanches qui amorçaient un mouvement de retrait. Comment s’appelle cette personne ?
— Kluge, monsieur. C’est un courrier. Je lui ai dit que vous n’aviez pas besoin d’un courrier, mais ce n’est pas pour cela qu’il vient. Il ne cherche pas à vous vendre quelque chose, mais…
— Très bien, fit Farkas. Dites que j’accepte de lui parler.
Kluge s’approcha mais demeura hésitant. Sa structure centrale, semblable à un œil, vira à un bleu plus sombre, presque noir, et le brillant prit un aspect mat. Farkas interpréta cette transformation comme un embarras profond sévèrement contrôlé. Il se dit qu’il devait prendre garde de ne pas sous-estimer ce Kluge. Farkas savait que l’une de ses rares faiblesses était cette propension à la condescendance envers ceux qui se trouvaient déconcertés par son apparence. Tout le monde l’était de prime abord et s’efforçait de réprimer une réaction de répugnance. Mais certains n’en demeuraient pas moins dangereux.
— Je m’appelle Kluge, monsieur, commença le courrier. Je suis juste là, à votre gauche, ajouta-t-il vivement, voyant que Farkas ne réagissait pas immédiatement.
— Oui, je sais. Asseyez-vous, Kluge. Est-ce votre nom ou votre prénom ?
— Un peu les deux, monsieur.
— C’est peu commun, fit Farkas en continuant de manger. Et que voulez-vous de moi, précisément ? Il paraît que vous êtes un courrier. Je n’ai besoin de personne.
— Je le sais, monsieur. Votre courrier est Juanito.
— Était.
Un petit moment de silence s’écoula avant que Kluge ne reprenne la parole.
— Oui, monsieur. C’est justement une des choses dont j’aimerais vous parler, si vous le permettez.
Le gros œil bleu central était devenu franchement noir, telle une portion d’espace sans étoiles. Les zigzags et les spirales écarlates s’enroulaient et se déroulaient comme des lanières de fouet. Farkas percevait une tension très vive.
— Juanito est un de mes bons amis, poursuivit Kluge. Nous travaillons beaucoup ensemble. Mais personne ne l’a vu depuis quelque temps, et je me demandais…
Il n’acheva pas sa phrase. Farkas lui laissa un peu de temps, mais il resta silencieux.
— Que vous demandiez-vous, Kluge ? fit-il enfin. Si je sais où il est ? Je crains que non. Comme je vous l’ai dit, Juanito ne travaille plus pour moi.
— Et vous n’avez pas la moindre idée…
— Pas la moindre, répondit Farkas. Votre ami n’est resté que quelques jours à mon service. Dès que j’ai été en mesure de m’orienter, je n’ai plus eu besoin de Juanito et je me suis séparé de lui. J’ai été obligé de faire un court voyage d’affaires sur un des satellites voisins, après quoi je suis revenu prendre quelques jours de repos. Mais je n’avais cette fois aucune raison d’engager un courrier et je ne l’ai pas fait. Je crois vous avoir vu au terminal le jour de cette seconde arrivée, et vous avez peut-être remarqué que j’ai choisi d’effectuer seul les formalités d’entrée.
— Oui, reconnut Kluge, je l’ai remarqué.
— Parfait. Eh bien, je suppose que Juanito s’est offert des vacances quelque part. J’ai très bien rémunéré ses services. Quand vous le reverrez, remerciez-le de ma part pour son excellent travail.
Farkas conclut sur un sourire, le genre de sourire destiné à mettre un terme amical à une conversation. Il baissa la tête vers son assiette et, avec une grande précision, coupa une bouchée triangulaire de viande qu’il porta à sa bouche. Il versa un peu de vin de la carafe dans son verre et but une gorgée. Il prit une tranche de pain dans la corbeille et la recouvrit d’une mince couche de beurre qu’il étala soigneusement. Kluge contempla la démonstration en silence. Farkas lui adressa un nouveau sourire, mais différent, comme pour dire : Je vois très bien pour un aveugle, vous ne trouvez pas ? Les changements de couleurs de Kluge témoignaient de sa perplexité et de son désarroi.
— Juanito n’est pas un grand voyageur, reprit-il. Il se plaît beaucoup à Valparaiso Nuevo.
— Dans ce cas, approuva Farkas en coupant une autre bouchée triangulaire de viande, je suis sûr qu’il est ici. J’apprécie l’intérêt que vous portez à votre ami, poursuivit-il avec un nouveau sourire visant à mettre fin à la conversation, et je regrette de ne pouvoir vous être plus utile. Et maintenant, s’il n’y a rien d’autre dont vous aimeriez m’entretenir…
— En fait, si, il y a autre chose. La véritable raison pour laquelle je suis venu vous voir à Cajamarca. Vous avez dîné à Valdivia hier soir, n’est-ce pas, monsieur ?
Farkas acquiesça de la tête.
— Ce qui m’amène est assez particulier La femme pour qui je travaille en ce moment se trouvait hier soir dans le même restaurant que vous. C’est une Terrienne, de Californie, qui voyage dans les satellites L-5. Elle vous a vu au restaurant et m’a demandé ensuite si je pouvais vous ménager un rendez-vous.
— Pour quelle raison ?
— Je n’en sais pas plus que vous, monsieur. Mais je pense… vous comprenez ?… que ce pourrait être pour nouer des relations personnelles.
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