Avec un sourire, une infime inclination de tête et un petit geste de la main, Nakamura indiqua à Rhodes qu’il n’était pas besoin, à ce stade, de répondre à cette première formulation explicite de l’objet de l’entretien.
— Nous avons toutefois, reprit-il, accompli des progrès remarquables dans la voie d’une solution d’une nature radicalement différente. Je parle de nos travaux, dont vous avez probablement entendu parler, pour mettre au point un vaisseau spatial se déplaçant à une vitesse supérieure à celle de la lumière, et qui sera capable de transporter des colons humains sur des planètes habitables, à l’extérieur du système solaire.
C’est à ce moment-là que Nakamura fit apparaître devant eux le modèle éclatant du prototype du vaisseau spatial.
Rhodes eut un mouvement de recul involontaire, comme s’il redoutait que l’objet ne tombe sur lui. Il savait pourtant qu’il ne s’agissait que d’une image obtenue par holographie.
— Savez-vous en quoi consiste notre projet de vaisseau spatial ? poursuivit Nakamura.
— Seulement dans les grandes lignes, répondit Rhodes sans mentir. En vérité, tout ce que je sais, c’est que ce projet existe. Qu’il existe depuis plusieurs années.
— En effet. Et il en va de même chez Samurai Industries. Étiez-vous au courant, docteur Rhodes ?
— Je n’en sais pas beaucoup plus. Mais, d’après les rumeurs, vous seriez bien plus avancés que nous.
— C’est exact. Nous avons effectué avec succès des essais au sol et nous sommes à la veille de notre premier vol expérimental.
Les yeux de Nakamura se mirent à pétiller. Ce qu’il divulguait à Rhodes était classé secret ; un petit acompte, à charge de réciprocité.
— Mais un problème est apparu, reprit-il, concernant la nature de la perception humaine dans les conditions extrêmes d’un voyage à une vitesse supérieure à celle de la lumière. C’est là-dessus que notre projet de vaisseau spatial et votre spécialité se chevauchent.
Rhodes en resta coi. Est-ce que Kyocera cherchait à l’engager pour le faire travailler sur ce vaisseau spatial ?
— La difficulté, expliqua Nakamura d’une voix douce, est qu’un voyage interstellaire à une vitesse supérieure à celle de la lumière engendre un ensemble de distorsions relativistes apparemment inévitables. Les occupants du vaisseau traverseront un espace altéré dans lequel, entre autres choses, les signaux visuels atteignant les nerfs optiques leur seront totalement inconnus. Nos yeux, vous le savez, sont conçus pour recevoir la lumière dans une partie définie du spectre et décoder les ensembles formés par cette lumière d’après nos représentations préalables de la forme des choses. À l’intérieur du vaisseau, sous l’influence d’un champ qui, littéralement, déforme le continuum environnant afin de permettre au vaisseau de traverser le milieu de l’espace-temps à des vitesses non relativistes, les ondes lumineuses sont soumises à des tensions extrêmes. Les informations reçues par les nerfs optiques de tous ceux qui voyageront à bord du vaisseau seront incompréhensibles. L’équipage, en fait, sera aveugle.
Il était difficile à Rhodes d’imaginer un tel discours de la bouche d’un Échelon Huit ou Neuf. Au niveau de la direction, la science était en général considérée comme quelque chose qu’il était préférable de laisser aux échelons inférieurs. Mais Nakamura semblait véritablement comprendre de quoi il parlait : son élocution, bien qu’empreinte du style guindé mégafirme-japonais, n’avait pas la rigidité d’une mémorisation.
Rhodes se demanda si on allait lui proposer de résoudre ce problème de cécité. C’est à cela, semblait-il, que Nakamura voulait en venir.
— Avez-vous entendu parler du docteur Wu Fang-shui ? demanda le Nippon à brûle-pourpoint.
Rhodes eut un mouvement de surprise. Il n’avait pas entendu ce nom depuis des années.
— Une figure légendaire dans l’histoire de la chirurgie génétique, fit-il. Le plus éminent spécialiste de sa génération. Un faiseur de miracles.
— Oui. En effet. Avez-vous une idée de l’endroit où il se trouve maintenant ?
— Il est mort depuis longtemps. Sa carrière s’est achevée par un affreux scandale. D’après ce que j’ai entendu dire, il se serait suicidé.
— Non, mon cher. Non, ce n’est pas vrai.
— Il ne s’est pas suicidé ?
— Il n’est pas mort. Il est vrai que le docteur Wu a vécu plusieurs années en exil après l’épouvantable scandale que vous avez mentionné. Mais nous l’avons retrouvé et il travaille aujourd’hui pour nous.
Rhodes fut suffoqué par cette révélation faite d’une voix tranquille, à tel point que sa main se mit à trembler violemment et qu’il renversa un peu de son cognac. Nakamura le resservit d’un geste prompt, presque instantané.
— J’ai de la peine à le croire, articula Rhodes. Je ne mets pas vos affirmations en doute, cela va sans dire, mais c’est comme si un astronome apprenait que Galilée venait de réapparaître et qu’il mettait au point un nouveau télescope. Comme si l’on apprenait à un biologiste qu’un nouvel article signé par Johann Mendel allait être publié. Ou comme si un mathématicien venait à apprendre qu’Edgar Madison…
— Oui, j’ai compris, fit Nakamura avec un petit sourire contraint.
La sécheresse de son ton indiquait clairement qu’il avait interrompu Rhodes pour lui éviter de passer en revue le panthéon scientifique avec sa verbosité éthylique.
— Mais le célèbre docteur Wu a préféré la fuite à la mort, après la révélation de ses expériences illicites dans l’État libre du Kazakhstan, le scandale, je pense, auquel vous avez fait allusion. Après avoir effectué d’importantes transformations de son aspect extérieur, il s’est réfugié sur l’un des satellites L-5. Il se trouve, voyez-vous, que dans le cadre des expériences menées au Kazakhstan, certains de ses travaux portaient sur des modes de vision de remplacement. Il effectue en ce moment sur l’équipage de notre vaisseau expérimental une restructuration génétique qui devrait permettre de résoudre les problèmes visuels causés par une vitesse supérieure à celle de la lumière.
D’une main tremblante, Rhodes porta son verre à ses lèvres.
Le vieux salopard de sinistre mémoire était encore de ce monde ! Il pratiquait en ce moment même ses sortilèges dans un laboratoire de Kyocera-Merck ! Qui aurait pu imaginer cela ?
— Si je devais entrer chez Kyocera, demanda Rhodes, je travaillerais sous les ordres du docteur Wu, pour ce projet spatial, c’est bien cela ?
— Pas du tout. D’après ce que nous savons de ses travaux au Kazakhstan, le docteur Wu devrait être en mesure de résoudre dans des délais très courts le problème de la perception visuelle dans les conditions de ce voyage sans avoir besoin de l’assistance d’un scientifique, fût-il aussi distingué que vous, docteur Rhodes. Par ailleurs, il serait stupide de notre part de vouloir changer l’orientation actuelle de vos recherches.
— Vous voulez dire que je poursuivrais ce que je fais à Santachiara, mais sous les auspices de Kyocera-Merck ?
— Précisément. Même si notre projet spatial suscite de grands espoirs, force nous est de reconnaître que la colonisation d’autres systèmes solaires n’est qu’une solution parmi d’autres. Il serait imprudent de négliger la voie du programme adapto. Chez Kyocera-Merck, nous sommes profondément préoccupés par l’apparente supériorité de votre compagnie dans ce domaine.
Il leur est donc venu aux oreilles, se dit Rhodes, que Samurai aspirait purement et simplement à la suprématie planétaire.
— Je vois, fit-il.
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