Intéressant, se dit Farkas. Une femme.
Il avait effectivement remarqué une femme au restaurant, fort imposante, bien en chair et qui ne passait pas inaperçue. À un moment, elle avait longé sa table en dégageant des émanations indéniablement charnelles, environnée d’un grand nuage de féminité torride – vagues éclatantes de chaleur violette striées de traits d’azur –, qui avaient immédiatement retenu son attention et provoqué automatiquement une poussée hormonale vive mais de courte durée. Lui aussi avait retenu son attention : le petit frémissement de surprise dans son aura, le mouvement de recul à peine perceptible lorsqu’elle avait remarqué l’absence des yeux sur le visage ne lui avaient pas échappé. Puis elle avait poursuivi son chemin.
Quelle heureuse coïncidence si la femme dont on lui parlait se révélait être la même. Farkas se sentait légèrement excité depuis plusieurs jours. Ses pulsions sexuelles avaient un caractère périodique très marqué, longues périodes d’indifférence digne d’un eunuque ponctuées de phases aiguës de lascivité effrénée. Il pressentait qu’il allait bientôt entrer dans l’une de ces phases. Si Juanito avait encore été à ses côtés, il aurait probablement pu lui arranger quelque chose ; mais Juanito n’était plus là, et pour cause. L’apparition de ce Kluge était véritablement providentielle.
— Comment s’appelle-t-elle ? demanda Farkas.
— Bermudez. Jolanda Bermudez.
Ce nom ne lui disait rien. Et cela ne lui apporterait rien s’il demandait à Kluge de la décrire.
— Bon, fit Farkas. Je suppose qu’il me sera possible de lui consacrer un peu de temps. Où puis-je la trouver ?
— Elle attend dans un café, le Santa Margarita, un peu plus haut sur notre rayon. Je pourrais lui demander de venir ici, disons dans une demi-heure, quand vous aurez fini de déjeuner.
— J’ai presque fini, déclara Farkas. Laissez-moi régler l’addition et vous pourrez me conduire à elle tout de suite.
— Et pour Juanito, monsieur… Vous savez, nous sommes tous très inquiets à son sujet. Alors, si vous aviez de ses nouvelles…
— Il n’y a aucune raison pour que j’en aie, répliqua Farkas. Mais je suis sûr que tout va bien. Votre ami Juanito est un garçon plein de ressources.
Farkas pianota sur le clavier pour régler son addition.
— Très bien, fit-il. En route.
Le café où attendait Jolanda Bermudez n’était qu’à cinq minutes à pied de l’endroit où Farkas avait déjeuné. Cela éveilla en lui une vague méfiance. C’était trop facile : Kluge qui venait le débusquer au restaurant, la femme qui l’attendait si près. Cela sentait un peu le coup monté. Ce ne serait pourtant pas la première fois qu’une inconnue en voyage dans un endroit lointain s’amourachait du dôme lisse de son front. Ce que Farkas appelait sa difformité exerçait chez un certain type de personnalité féminine une puissante et indiscutable attirance. Et il se sentait assurément d’humeur lascive.
Cela valait la peine de voir ce qu’il y avait à faire, même s’il devait y avoir un léger risque. Après tout, il était armé. Il avait gardé l’aiguille prise à Juanito.
— Elle est là, dit Kluge. La femme forte, à la première table.
— Je la vois, fit Farkas.
C’était bien celle de la veille au soir. Les vagues de chaleur violette irradiaient encore d’elle. Pour Farkas, elle avait l’apparence de trois ondulations de métal argenté émanant d’un noyau massif, de bonne taille mais tendre, d’une texture vulnérable, une masse dense de chair d’un ton crème, piqueté en son centre d’une rangée de points écarlates, tels des yeux fixes. C’était un corps opulent, un corps extravagant. Sensuel, terriblement sensuel.
Farkas s’avança jusqu’à sa table. En le voyant, elle eut la même réaction que la veille, ce mélange ambigu d’excitation et de frayeur qu’il avait observé à sa vue chez nombre de femmes : sa combinaison de couleurs parcourut vivement sur le spectre un nombre sensible d’angströms et une violente et rapide fluctuation de l’intensité thermique de ses émanations qui resta à un niveau élevé.
— Jolanda Bermudez ?
— Oui, c’est moi. Bonjour ! Bonjour ! Quel plaisir de vous voir !
Un petit rire nerveux, s’apparentant à un hennissement.
— Je vous en prie ! Voulez-vous prendre un siège, monsieur… ?
— Farkas. Victor Farkas.
Il s’assit en face d’elle. La chaleur qui émanait d’elle, déjà forte, s’accentua, son érotisme agressif lui fit tourner la tête. Farkas se trompait rarement en la matière. Cette aptitude à lire la température érotique des femmes était l’un des petits dons qu’il devait au docteur Wu. Mais tout cela semblait quand même un peu trop beau pour être vrai. Farkas l’observa tandis qu’elle changeait de position avec la coquetterie d’une collégienne en grand émoi.
— Votre courrier, Kluge, m’a dit que vous désiriez me rencontrer.
— C’est la vérité. J’espère que vous ne trouverez pas cela trop audacieux de ma part, monsieur Farkas… Je suis sculpteur, vous comprenez…
— Vraiment ?
— Je travaille en général dans le style abstrait. Essentiellement des œuvres bioréactives. Vous savez naturellement ce qu’est la sculpture bioréactive ?
— Naturellement.
Il n’en avait pas la moindre idée.
— Mais j’aime parfois revenir à la technique de base, à l’art figuratif classique. Et… j’espère, monsieur Farkas, que vous me pardonnerez de dire les choses crûment…, mais quand je vous ai vu hier soir, quand j’ai vu votre visage, ce visage si particulier, je me suis dit que je devais absolument le sculpter, qu’il fallait rendre sa structure sous-jacente en travaillant l’argile, peut-être le marbre. Je ne sais pas si vous avez des penchants artistiques, monsieur Farkas, mais peut-être êtes-vous capable de comprendre l’intensité d’un tel sentiment, sa nature presque compulsive…
— Tout à fait, tout à fait, madame Bermudez, approuva Farkas, le visage épanoui, en se penchant sur la table pour laisser tout son système sensoriel s’imprégner d’elle.
Elle continua de discourir, déversant un torrent de paroles. Pouvait-il envisager de poser pour elle ? Il pouvait ? Merveilleux, merveilleux ! Elle comprenait que ce devait être très inhabituel, mais son visage était tellement particulier. Elle ne pourrait jamais trouver le repos avant de l’avoir transmué en œuvre d’art. Il lui faudrait évidemment se procurer du matériel de sculpture, elle n’avait pas apporté ses outils, mais était sûre qu’il serait possible d’en trouver sur Valparaiso Nuevo, une ou deux heures devraient suffire, et puis il pourrait peut-être l’accompagner dans sa chambre d’hôtel qui ferait office d’atelier improvisé… Il lui faudrait prendre des mesures, étudier très soigneusement les contours du visage…
À mesure qu’elle parlait, le niveau du rayonnement thermique qu’elle émettait allait en augmentant. Le désir qu’elle avait de sculpter son visage semblait sincère – Farkas était disposé à croire qu’elle tâtait d’une manière ou d’une autre des arts plastiques – mais la véritable transaction en train de prendre forme était de nature sexuelle. Cela ne faisait pour lui aucun doute.
— Demain matin, peut-être… ou à n’importe quel moment, monsieur Farkas, comme cela vous arrange… Ce soir, peut-être…
Pleine d’espoir, d’impatience. Elle en faisait même un peu trop.
Farkas s’imagina en train de la sculpter, elle. Il n’avait rien d’un artiste, n’avait jamais réfléchi à ce genre de chose. Comment s’y prendrait-il ? Il lui serait d’abord nécessaire de découvrir, à l’aide de ses mains, les courbes du corps de la femme. De connaître par le toucher la forme véritable de tout ce qu’il était incapable de voir directement, en traduisant ces abstractions géométriques déformées qu’il percevait en galbes de seins, de cuisses, de fesses.
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