— Tout est détruit, dit Kovalcik. Plus rien ne fonctionne, sauf les programmes de traitement des calmars. Comme vous l’avez vu, tout ça va très bien et sans s’arrêter, les filets, les fléaux, les couteaux et tout. Mais tout le reste est endommagé. Notre synthétiseur d’eau, nos ventilateurs, notre matériel de navigation, bien d’autres choses encore. Nous faisons des réparations, mais cela prend beaucoup de temps.
— J’imagine, fit Carpenter. Vous vous en êtes donné à cœur joie ici, hein ?
— Ce fut une terrible bataille. Sur tous les ponts, dans toutes les cabines. Il était devenu nécessaire de mettre le capitaine Kohlberg aux arrêts, mais il a résisté, avec l’aide de quelques officiers.
À ces mots, Carpenter cligna des yeux et sentit sa respiration s’accélérer.
— Qu’est-ce que vous me chantez là ? Il y a eu une mutinerie à bord de ce navire ?
Pendant quelques secondes, le mot lourd de signification demeura suspendu entre eux comme un sabre tourbillonnant.
— Au bout d’un certain temps passé en mer, reprit Kovalcik d’une voix aussi neutre que précédemment, le capitaine est devenu comme fou. C’est la chaleur qui lui a fait ça, le soleil, l’air peut-être. Il a commencé à demander des choses impossibles. Il ne voulait pas entendre raison. Il a donc fallu lui retirer son commandement pour la sécurité de tous. Il y a eu une réunion et nous avons décidé de le mettre aux arrêts. Quelques officiers s’y sont opposés et il a fallu les mettre aux arrêts eux aussi.
Nom de Dieu ! se dit Carpenter, qui commençait à se sentir assez mal. Dans quel guêpier me suis-je fourré ?
— Pour moi, c’est une mutinerie, déclara Rennett.
Carpenter lui fit signe de se taire. Kovalcik commençait à se hérisser et, à tout moment, son attitude glaciale pouvait se muer en fureur dévastatrice. À l’évidence, il y avait tout à redouter de cette femme qui avait mis aux fers son capitaine et plusieurs de ses officiers. Une mutinerie restait une affaire grave. La situation demandait du doigté.
— Votre capitaine et ses officiers, ils sont encore en vie ? demanda-t-il.
— Oui, répondit Kovalcik. Je peux vous les montrer.
— Ce serait une bonne idée. Mais vous devriez peut-être commencer par me parler de vos doléances.
— Cela a-t-il encore de l’importance ?
— Pour moi, oui. J’ai besoin de savoir ce qui, pour vous, justifiait la séquestration de votre capitaine.
— Les raisons étaient nombreuses, fit Kovalcik d’une voix où perçait l’agacement, certaines graves, d’autres non. Les heures de travail, la composition des bordées, la répartition des vivres. Les choses empiraient chaque semaine. Il se conduisait comme un tyran. Un César. Pas au début, mais, petit à petit, il a changé. Il était intoxiqué par le soleil, il a attrapé la folie causée par la chaleur sur le cerveau. Il avait peur d’utiliser trop d’Écran, vous comprenez, peur d’en manquer avant la fin de notre voyage, alors il la rationné très sévèrement, pas seulement pour nous, pour lui aussi. C’était un de nos plus gros problèmes, l’Écran.
Kovalcik porta successivement la main à ses joues, ses avant-bras et ses poignets, où la peau rose était à vif.
— Vous voyez à quoi je ressemble ? poursuivit-elle. Nous sommes tous pareils. Kohlberg a réduit notre ration de moitié, puis encore de moitié. Le soleil a commencé à nous ronger la peau. Et l’ozone. Comme des rasoirs qui descendaient du ciel. Nous n’avions plus de protection, vous comprenez ? Il avait tellement peur de manquer d’Écran qu’il ne nous en distribuait qu’une toute petite quantité chaque jour. Nous souffrions, lui aussi, le soleil le rendait de plus en plus fou et nous recevions de moins en moins d’Écran. Il avait dû le cacher. Nous ne l’avons pas encore trouvé et nous devons nous contenter d’un quart de la dose normale.
Carpenter essaya d’imaginer ce que cela pouvait être de naviguer sans armure corporelle sous le soleil implacable de ces latitudes tropicales. L’injection quotidienne supprimée, la peau sans protection exposée à la virulence extrême de ce climat à effet de serre – couche d’ozone déficiente, ardeur du soleil. Kohlberg avait-il réellement pu être aussi stupide, ou aussi cinglé ? Il n’était pourtant pas possible de ne pas tenir compte des taches roses sur la peau à vif de Kovalcik.
— Vous aimeriez que nous vous fournissions une provision d’Écran, c’est bien cela ?
— Non, ce n’est pas ce que nous voulons. Tôt ou tard, nous découvrirons la cachette de Kohlberg.
— Alors, que voulez-vous de nous ?
— Venez, dit Kovalcik. Je vais vous montrer les officiers.
Les mutinés avaient entassé leurs prisonniers dans l’infirmerie, un local sinistre et humide, dans les profondeurs du navire, contenant trois doubles rangées de couchettes séparées par du matériel médical hors d’usage. Sur toutes les couchettes, sauf une, était étendu un homme au visage luisant de sueur, couvert d’une barbe de huit jours. Ils étaient conscients, mais à peine. Leurs poignets étaient liés.
— C’est très désagréable pour nous de les garder comme ça, déclara Kovalcik, mais que pouvons-nous faire ? Voici le capitaine Kohlberg.
Kohlberg était un costaud au faciès de Teuton, au regard vitreux.
— En ce moment, il est calme, expliqua Kovalcik, mais uniquement parce qu’il est sous sédatif. Ils le sont tous ; nous leur injectons cinquante centimètres cubes d’omnipax par jour. Mais c’est dangereux pour leur santé, ces injections quotidiennes. De plus, nos réserves de sédatif s’épuisent. Encore quelques jours et nous n’en aurons plus ; il sera plus difficile de les garder enfermés et, s’ils s’échappent, il y aura encore la guerre sur ce bateau.
— Je ne suis pas sûr que nous ayons de l’omnipax à bord, fit Carpenter. De toute façon, il n’y en aura pas assez pour que cela vous serve longtemps.
— Ce n’est pas non plus ce que nous demandons, dit Kovalcik.
— Mais, alors, que demandez-vous ?
— Ces cinq hommes, ils menacent la sécurité de tout l’équipage. Ils ont perdu le droit de commander. Ça, je peux vous le montrer, avec les enregistrements des combats qui ont eu lieu sur le bateau. Emmenez-les.
— Comment ?
Kovalcik lui lança un regard étrange, chargé d’une brusque intensité, farouche, impérieux, inquiétant.
— Emmenez-les sur votre bateau. Ils ne doivent pas rester ici. Ces hommes ont perdu la raison, nous devons nous débarrasser d’eux. Il faut nous laisser réparer notre bateau en paix et faire le travail pour lequel nous sommes payés. C’est une décision humanitaire, de les prendre avec vous. Vous allez repartir à San Francisco avec l’iceberg ? Emmenez-les, ces fauteurs de troubles. Ils ne seront pas un danger pour vous. Ils vous seront reconnaissants de les avoir secourus. Ici, ils sont comme des bombes qui finiront par exploser un jour.
Carpenter la regarda comme si elle était une bombe qui avait déjà explosé. Rennett s’était retournée et s’efforçait de maquiller en quinte de toux ce qui ressemblait fort à un éclat de rire hystérique.
Il avait bien besoin de ça, de se rendre complice des mutinés en acceptant obligeamment à son bord un groupe d’officiers chassés de leur propre navire. Des employés de Kyocera-Merck, en plus. Voler au secours de la mégafirme ennemie ! L’agent général de Samurai Industries à Frisco serait aux anges en voyant le remorqueur rentrer au port avec cinq hommes de Kyocera à bord. Il se réjouirait particulièrement d’apprendre que le capitaine avait agi ainsi pour des raisons humanitaires.
De toute façon, il n’avait pas de place pour eux. Où ces fichus officiers pourraient-ils dormir ? Sur le pont, entre les canons de pulvérisation ? Peut-être faudrait-il planter une tente sur l’iceberg ? Et comment les nourrir ? Comment leur fournir de l’Écran ? Tout était calculé à la molécule près.
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