— Le plus tôt sera le mieux, déclara Farkas. Il se trouve que je suis libre cet après-midi. Ce que vous pourriez faire, c’est prendre dès aujourd’hui les mesures préliminaires de mon visage, avant même de vous procurer les outils dont vous avez besoin, et puis…
— Oh oui ! Oui, monsieur Farkas, ce serait merveilleux !
Elle se pencha sur la table, referma les mains sur les siennes et les serra étroitement. Farkas ne s’attendait pas quelle renonce si rapidement au prétexte d’un projet exclusivement artistique ; mais, malgré sa méfiance innée, il se sentait entraîné par la ferveur de l’impatience sexuelle de Jolanda. Lui aussi avait des besoins. Et cela ne le gênait plus depuis longtemps de savoir que certaines femmes étaient essentiellement attirées par la bizarrerie même de son apparence.
Mais le tête-à-tête fut interrompu par une voix d’homme retentissante, une voix de basse étoffée, qui s’écria :
— Te voilà, Jolanda ! Je t’ai cherchée partout ! Mais je vois que tu t’es fait un nouvel ami !
Farkas se retourna. Une forme humaine approchait sur sa gauche, sombre, d’une taille au-dessous de la moyenne. Elle avait l’aspect d’une colonne unique de verre noir miroitant qui, d’un large sommet, s’effilait vers la base. Une surface unie, lisse d’aspect, parfaite. Farkas sut immédiatement qu’il avait déjà vu cet homme, quelque part, dans un passé déjà lointain, et il se contracta instinctivement, flairant une mise en scène.
Était-ce sûr ? Il entendit Jolanda Bermudez étouffer un petit cri de déception et elle retira ses mains vivement, d’un air coupable, dès qu’elle entendit la voix. Elle ne s’attendait manifestement pas à cette intrusion et en était contrariée. Farkas vit les fluctuations violentes de ses émanations. Elle faisait de petits mouvements de la main, comme pour demander à l’homme de s’en aller.
Ces deux-là devaient voyager ensemble. Il revint à l’esprit de Farkas que, la veille au soir, la femme partageait sa table avec quelqu’un ; mais il n’avait eu aucune raison de s’intéresser à son compagnon. La femme avait-elle agi de sa propre initiative en provoquant leur rencontre ou s’agissait-il d’un coup soigneusement monté ?
— Je vous connais, fit calmement Farkas, la main gauche posée sur l’aiguille dans sa poche.
L’intensité de l’arme était réglée sur « paralysie », un cran au-dessous de « mortel ». Cela devait suffire.
— Vous êtes…, reprit-il en fouillant au plus profond de sa mémoire. Israélien, non ?
— Exact ! Très bien ! Bravo ! Meshoram Enron. Nous nous sommes rencontrés en Amérique du Sud, il y a de nombreuses années. En Bolivie, je crois.
— En fait, c’était à Caracas.
Tout lui revenait maintenant : le petit homme était un espion, bien entendu.
— La conférence sur l’extraction des minéraux de l’eau de mer… Victor Farkas.
— Oui, je sais. Vous n’êtes pas de ceux que l’on oublie facilement. Travaillez-vous encore pour Kyocera ?
Farkas acquiesça de la tête.
— Et vous ? Pour une revue, si je ne me trompe ?
— Oui, Cosmos. Je prépare un article sur les satellites L-5.
— Et vous ? demanda benoîtement Farkas en se tournant vers Jolanda. Vous assistez M. Enron pour son article, c’est ça ?
— Oh non ! Je n’ai absolument rien à voir avec le journalisme. Marty et moi nous sommes rencontrés hier, dans la navette en provenance de la Terre.
— Mlle Bermudez se lie très facilement, expliqua Enron.
— C’est ce que j’ai constaté, fit Farkas.
Enron se mit à rire. Un rire précis, mesuré, soigneusement étudié, se dit Farkas, pour une occasion de ce genre.
— Bon, fit Enron. Je ne vais pas vous déranger plus longtemps. Mais je tiens à ce que nous prenions un verre ensemble, Farkas. Combien de temps pensez-vous rester ?
— Je ne sais pas. Encore plusieurs jours, au moins.
— Ce sont des vacances ?
— Oui, des vacances.
— Cet endroit est merveilleux, non ? Quel contraste avec notre pauvre vieille Terre. Vous donnerez à Jolanda le nom de votre hôtel, n’est-ce pas ? poursuivit l’Israélien en commençant à s’éloigner. C’est moi qui vous appellerai et nous fixerons un rendez-vous. À tout à l’heure, d’accord ? ajouta-t-il à l’adresse de Jolanda, doucement, mais d’un ton possessif.
Ainsi, songea Farkas, ils voyagent ensemble. Le sculpteur et l’espion. Cela donnait à réfléchir ; rien de tout ce qui venait de se passer n’était fortuit. De toute évidence, Enron l’avait vu au restaurant, la veille au soir, et avait manigancé cette rencontre. Mais était-elle la dupe de l’Israélien ? Farkas s’interrogea. Ils voyagent ensemble, certes, mais travaillent-ils ensemble ? Et si c’est le cas, sur quoi ?
Enron avait disparu. Farkas chercha de nouveau la main de Jolanda, qui la lui abandonna.
— Revenons au présent, dit-il. Ces mesures dont vous avez besoin pour votre sculpture, le buste de moi que vous voulez faire…
Nakamura fit un petit geste discret mais impérieux de deux doigts de la main et l’image éclatante de ce qui ressemblait peu ou prou à un gigantesque frelon bardé de fer et dépourvu d’ailes se matérialisa dans l’air, emplissant presque tout l’espace de la vaste pièce austère où se déroulait l’entrevue avec Nick Rhodes.
— Ce que vous voyez, docteur Rhodes, est le prototype de notre vaisseau interstellaire. Si je vous le montre, ce n’est pas parce que vos travaux – si vous deviez lier votre avenir à celui de notre compagnie – se rapporteraient en aucune manière à notre programme spatial, mais simplement parce que je suis fort désireux de vous faire la démonstration de l’extraordinaire ambition de notre projet scientifique. M’accorderez-vous le plaisir de vous offrir un autre verre de cognac ?
— Euh !…
Mais Nakamura le servait déjà, versant généreusement l’alcool. Rhodes commençait à se sentir légèrement éméché, mais il avait pourtant l’impression de ne pas risquer grand-chose en buvant autant. Il avait senti d’entrée de jeu qu’il serait difficilement à la hauteur avec un Échelon Trois et s’attendait à être débordé, dépassé en permanence ; l’alcool était donc pour lui une sorte de cuirasse. Il avait déjà décidé de ne rien accepter lors de cette première entrevue, quelle que fût la finesse des techniques de manipulation de Nakamura. Rhodes était un buveur assez expérimenté pour savoir qu’un peu de cognac, ou même beaucoup, n’entamerait pas sa résolution ; et l’alcool l’aidait effectivement à chasser l’anxiété qu’il éprouvait devant cette situation déroutante, en territoire inconnu, en présence d’un personnage de si haut rang.
La conversation avait jusqu’alors été à sens unique. Rhodes savait qu’il était là pour écouter, pas pour essayer de faire une bonne impression. L’impression était déjà faite ; Kyocera en savait probablement plus long sur le docteur Rhodes que lui-même.
Pour commencer, Nakamura avait posé quelques questions détachées et assez vagues sur l’état présent de ses recherches. Des questions de pure politesse ; à l’évidence, le Nippon ne cherchait pas à lui extorquer les secrets de ses travaux. Rhodes lui raconta ce que tout le monde savait sur le programme génétique de Samurai ; Nakamura l’écouta poliment, approuvant, le guidant au long du récit de ce qui lui était familier et su de tous.
Puis la conversation se porta sur Kyocera-Merck.
— Nous nous préoccupons nous aussi du sort de notre espèce sur cette malheureuse planète, docteur Rhodes, déclara Nakamura avec la componction d’un étudiant s’apprêtant à se lancer dans un discours sur l’environnement. Nous avons, comme vous, le sentiment que des modifications biologiques seront nécessaires pour préparer l’humanité aux changements à venir ; mais nous n’avons pas, du moins je le pense, fait autant de progrès dans cette voie que votre grande compagnie. Comme vous devez déjà en être pleinement conscient, c’est pour cette raison que je vous ai demandé de venir aujourd’hui, afin d’étudier avec vous l’éventualité du transfert de vos extraordinaires compétences dans nos laboratoires.
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