Jolanda hésita un instant avant de répondre.
— Davidov. Mike Davidov.
— Juif ? demanda Enron dont le pouls s’accélérait.
— Je ne pense pas. Je crois que c’est un nom russe. Il ressemble un peu à un Russe.
Enron dégagea sa main des cuisses de Jolanda et commença à lui caresser la poitrine.
— Emmène-moi avec toi à Los Angeles, implora-t-il d’un ton charmeur. Présente-moi à ton ami Mike Davidov.
— Je ne sais pas, Marty… Je ne crois pas que ce soit…
— Demain matin, par la navette de 9 heures.
Le ton n’était plus charmeur, mais impérieux.
— C’est inutile, fit-elle. Il est déjà parti à Valparaiso Nuevo. Ceux qui ont un rôle important sont déjà sur place pour reconnaître le terrain.
— Ha ! fit Enron. Je vois.
Il garda le silence un moment, plongé dans ses réflexions.
Jolanda sauta sur l’occasion qu’il lui offrait.
— Tu sais ce que je voudrais maintenant ? Je voudrais cesser de parler de tout ça, d’accord ? Je suis un peu soûle… plus qu’un peu. J’ai trop parlé et je n’en ai plus envie.
— Mais si tu pouvais seulement…
— Non, Marty, c’est trop dangereux. Tout ce que tu veux, c’est profiter de ce que je te raconte. J’aimerais que tu profites de moi d’une autre manière.
— Profiter de toi ?
— Tu veux que je te fasse un dessin ? Attends, je vais te mettre sur la voie.
Elle le prit par les épaules et le fit rouler par terre avec elle, bras et jambes emmêlés. Ils éclatèrent de rire, mais il s’enfonça rapidement au plus intime de ce corps luxuriant. Un mélange entêtant d’odeurs émanait d’elle, vin, désir et sueur mêlés : Enron crut même reconnaître les effluves de l’Écran qu’elle utilisait pour protéger sa peau merveilleusement satinée. C’est bon, songea-t-il en s’abandonnant. Ils avaient assez parlé. Il s’était retenu pendant des heures, jouant patiemment à l’espion, mais il était temps d’oublier un moment l’exercice de sa profession.
— Oh ! Marty ! commença-t-elle à répéter d’une voix gémissante.
Il prit gloutonnement dans sa bouche les globes des seins lourds comme des melons et plongea avec le zèle d’un prophète brandissant sa lance dans les profondeurs mystérieuses, apparemment insondables, de son sexe frémissant.
— Marty ! Marty ! Marty !
La taille cambrée, elle gardait les jambes très écartées, les pieds battant l’air derrière lui, et faisait claquer ses cuisses sur les flancs de Marty à chacun de ses coups de reins. Baiser Jolanda, c’est comme explorer un continent inconnu, se dit-il. Vaste, moite, étrange, regorgeant de merveilles et de nouveautés. Il en allait toujours ainsi, pour lui, à chaque nouvelle femme. Tels Balboa le juif, Mungo Park, un autre juif, Orellana ou Pizarro progressant inlassablement dans une succession de jungles touffues, inexplorées, dans leur quête éternelle des trésors inconnaissables enfouis au cœur brûlant et palpitant de la forêt. Mais il se trouvait là devant l’une des plus grandes énigmes. C’était le mystérieux royaume de l’Eldorado, la fabuleuse contrée perdue.
Quand tout fut terminé, ils restèrent allongés côte à côte, le corps nu luisant de sueur dans la chaleur de la nuit, riant doucement.
— Il est trop tard pour trouver un endroit où dîner, dit-elle. Je vais préparer quelque chose ici. Ça te convient ?
— Comme tu voudras.
— Et puis, si tu veux, tu pourras jeter un coup d’œil à la troisième sculpture, Agamemnon. Tu aimerais ?
— Je préfère attendre un peu, fit-il d’un air vague. Oui, peut-être plus tard.
Décidément, elle est très amusante, songea Enron. Et bien plus utile que je ne l’avais imaginé. Non, ce ne sera pas notre dernière nuit ensemble, pas si cela dépend de moi.
Quand ils se furent douchés et habillés, Jolanda alla s’affairer dans la cuisine.
— Tu m’as bien dit que les chefs de la conspiration étaient déjà partis à Valparaiso Nuevo, lança-t-il d’une voix forte pour couvrir le cliquetis de vaisselle. Tu es sûre que c’est vrai ?
— Marty, je t’en prie ! Je croyais qu’on ne devait plus parler de…
— C’est bien vrai ?
— Marty !
— C’est vrai, Jolanda ? Il faut que je le sache.
Il y eut encore des bruits d’assiettes et de casseroles avant qu’elle ne réponde.
— Oui, ils sont déjà là-haut. Une partie d’entre eux, comme je te l’ai dit.
— Bon, fit Enron en hochant lentement la tête. Dans ce cas, j’ai une proposition à te faire. Et je parle très sérieusement. Que dirais-tu d’un petit voyage à Valparaiso Nuevo avec moi, Jolanda ?
Dans ces parages glacés du Pacifique Sud, quelque part entre San Francisco et Hawaii, la mer ressemblait à une sorte de grande marmite où se mélangeaient masses d’eau glaciale remontant de l’Antarctique, tourbillons froids venus des profondeurs de l’océan, petits courants chauds provenant du plateau continental brûlé par le soleil, très loin à l’est. On voyait même par endroits de la vapeur s’élever, à la confluence des eaux froide et chaude. Carpenter trouvait que c’était un drôle de coin pour chercher des icebergs. Mais, d’après les mesures des albédos, il y en avait un gros dans le secteur et le Tonopah Maru était à sa recherche.
Assis devant le scanner du bord, il jonglait avec les chiffres dans le local exigu, oppressant, qui faisait office de poste de commandement. La matinée était déjà bien avancée. L’injection d’Écran qu’il s’était faite à l’aube chauffait encore doucement dans ses artères, comme de l’or en fusion. Il avait l’impression de sentir le liquide se diffuser lentement vers ses capillaires pour gagner agréablement la peau où il procéderait à la remise à neuf quotidienne de l’armure corporelle qui protégeait des crevasses d’ozone et de l’ardeur démoniaque du soleil. Il était vraiment indispensable en mer de se bourrer de drogue contre les radiations infra/ultra, car la surface de l’eau réfléchissait la lumière comme un miroir et la projetait au visage. Depuis le départ de San Francisco, Carpenter avait presque doublé la dose habituelle d’Écran pour renforcer son armure et sa peau était devenue d’un vert pourpre iridescent. L’effet était curieux, mais ne lui déplaisait pas.
Jusqu’à présent, le voyage s’était bien passé, avec cette petite réserve qu’ils n’avaient pas encore trouvé le moindre iceberg, mais ce problème semblait sur le point d’être résolu.
— Il n’y a peut-être pas loin de deux mille kilotonnes, fit Carpenter, le regard fixé sur le cône en fibre de céramique de la baguette d’affichage. Pas mal, hein ?
— De nos jours, c’est pas si mal, grommela Hitchcock.
L’océanographe-navigateur était assez âgé pour se souvenir du temps où on ne voyait jamais d’icebergs au-delà de la latitude du sud du Chili et prenait toujours plaisir à le faire savoir.
— De nos jours, un gros comme ça, qui est remonté jusqu’ici, il devait bien être long comme trois comtés quand il s’est détaché de cette foutue banquise. Mais vous êtes sûr de ne pas vous être trompé dans vos chiffres, cap’tain ?
La provocation voilée fit passer un éclair dans les prunelles de Carpenter ; il sentit monter une bouffée de colère qui retomba, laissant en lui la marque d’une petite brûlure. Hitchcock n’imaginait jamais que Carpenter pût faire bien quelque chose au premier essai. Les relations se faisaient plus tendues jour après jour, depuis qu’ils avaient quitté la baie de San Francisco. Bien qu’il s’en défendît – souvent et trop bruyamment –, il était manifeste que Hitchcock éprouvait une profonde amertume d’avoir vu le commandement du navire lui échapper au profit d’un étranger à la mer, simple Salarié de la Compagnie, faisant carrière chez les terriens. Il devait prendre cela comme une discrimination, mais il se trompait. Carpenter avait l’étoffe d’un chef, pas Hitchcock. Inutile de chercher plus loin.
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