Une bonne chose de faite, se dit Carpenter.
Il pouvait enfin prendre un peu de temps pour réfléchir à ce fichu calamarier et à ses problèmes.
— Docteur Rhodes, fit la voix impersonnelle de l’annonceur, le docteur Van Vliet vous appelle sur la Trois.
Neuf heures moins le quart. Il n’était jamais trop tôt pour Van Vliet pour entamer tambour battant une journée de labeur et de harcèlement. Beaucoup trop, en revanche, pour que Rhodes commence à taquiner la bouteille.
— Plus tard, dit-il. Je ne veux pas prendre d’appels maintenant.
Il était arrivé peu après 8 heures, plus tôt qu’à l’accoutumée. La veille au soir, à la fin de sa journée de travail, son bureau était encore jonché de choses en souffrance, les deux terminaux virtuels étaient chargés et, comme d’habitude, d’autres problèmes urgents accumulés pendant la nuit réclamaient dès le matin toute son attention. Et le temps, lui aussi, ne faisait qu’empirer : une chaleur étouffante, dépassant de loin les normes de l’époque et le Diablo, ce vent effrayant, soufflant de l’est avec force, qui apportait une nouvelle fois la menace, presque hebdomadaire maintenant, de la propagation d’incendies dévastateurs sur les hauteurs couvertes d’herbes sèches d’Oakland et de Berkeley. Le vent apportait aussi de la Grande Vallée des tonnes de fumées toxiques, assez puissantes pour cribler les façades de bâtiments en pierre de marques semblables à de l’acné.
À part cela, Rhodes avait passé une soirée épouvantable avec Isabelle et dormi à peine trois heures. La journée s’annonçait merveilleuse sur toute la ligne. Il était énervé, irritable, en proie à des accès de fureur, et son esprit troublé n’était pas loin, par moments, de céder à la panique. Cela faisait déjà près d’une heure que tout se bousculait dans sa tête et il n’avait encore rien fait d’utile.
Le moment était enfin venu de se mettre au travail.
— Sésame, ouvre-toi ! articula Rhodes d’une voix ferme.
Le Virtuel Un commença aussitôt de dégorger des flots d’informations. Atterré, il regarda le torrent se déverser. Des rapports, des rapports, encore des rapports. Analyses quantitatives sur l’absorption d’enzymes, envoyées par le labo de Portland ; un compte rendu d’une longueur ridicule, émanant de l’un des sous-départements et traitant d’un projet condamné d’avance, qui visait à pourvoir le troisième âge d’implants pulmonaires à la place de la restructuration génétique ; une flopée de condensés et de prépublications de Nature et de Science dont il n’aurait jamais le temps de venir à bout de son vivant ; une horrible pile de conneries relatives à un litige interne concernant des portiers androïdes du troisième étage, à qui il était reproché d’outrepasser les limites de leurs compétences ; le procès-verbal d’une réunion, dans ses bureaux de San Paulo, d’une filiale de Samurai dont il n’avait jamais entendu parler, mais dont les activités empiétaient manifestement, d’une manière non spécifiée, sur le domaine de son service. Et ainsi de suite.
Il y avait de quoi pleurer…
Insensiblement, son travail était devenu purement administratif et la science n’occupait plus qu’une part très réduite de son temps. Les travaux scientifiques étaient maintenant effectués par des jeunes comme Van Vliet alors que Rhodes devait faire face à un torrent de rapports, de demandes de subventions, d’analyses stratégiques, de projets n’ayant aucune chance d’aboutir, comme celui des implants pulmonaires, etc. Il lui fallait également supporter une multitude de réunions d’un ennui mortel et s’efforcer, quand il avait une soirée de libre, de détourner la curiosité horripilante d’un espion israélien. Après le bureau, en guise de détente, il se trouvait embarqué dans des querelles d’une incroyable virulence avec celle qu’il était censé aimer. Ce n’était assurément pas la vie dont il avait rêvé ; à l’évidence, il n’avait pas su tenir le cap.
Et cette chaleur insensée ! L’air âpre, méchant, corrosif… les mugissements du vent torride…
Van Vliet…
Isabelle…
Isabelle…
Isabelle…
Des sensations violentes et diffuses l’assaillirent comme un accès de fièvre. Une sorte d’explosion semblait se préparer en lui. Il en fut terrifié. C’est en ce type de circonstance, songea-t-il, que des hommes habituellement pacifiques sont conduits à se jeter dans le vide du haut d’un pont ou à commettre au hasard un acte criminel. Voilà l’effet que le Diablo pouvait avoir sur un homme ; il était réputé pour cela.
J’ai besoin d’un changement de vie radical, se dit-il. Oui, un changement radical.
Mais de quel ordre ? Dans sa vie professionnelle ? Sa vie sentimentale ? Paul Carpenter lui avait conseillé de rompre et de chercher un poste dans une autre mégafirme. Il y avait du bon dans ces deux suggestions.
Pourtant, la première était au-dessus de ses forces et la seconde, certes tentante, le terrifiait. Changer de métier ? Pour aller où ? Comment se libérer de Santachiara et de Samurai ? Il était coincé, pieds et poings liés… par la Compagnie, par Isabelle, par le projet adapto, par tout le bordel.
Il se prit la tête entre les mains et écouta les gémissements du vent.
Isabelle…
Bon Dieu ! Isabelle !
La veille au soir, après dîner, dans l’appartement d’Isabelle. Quand il reste chez elle, cela se passe toujours mal. Il est assis dans la cuisine, seul, devant un verre de scotch. Toute la soirée, pour des raisons qui lui échappent, Isabelle a été très distante, très froide. Rhodes n’est jamais parvenu à comprendre ce qui provoque ces périodes de repli sur soi-même et elle ne l’aide pas beaucoup à y voir clair. Elle s’est retranchée dans son petit bureau attenant au séjour, où elle dicte, pour son usage personnel, le compte rendu d’une consultation donnée dans la journée à une patiente vraiment dans le pétrin.
Il commet une erreur impardonnable en la voyant revenir chercher un verre d’eau : pour essayer de la faire sortir de sa réserve, Rhodes lui pose une question sur le problème qui l’occupe, il lui demande si le cas de cette patiente présente des difficultés particulières.
— Je t’en prie, Nick ! lance-t-elle avec un regard glacial. Tu ne vois pas que j’essaie de me concentrer ?
— Excuse-moi. Je croyais que tu faisais une pause.
— Moi, oui. Pas mon cerveau.
— Excuse-moi, répète-t-il. Je ne savais pas.
Échange de sourires. Haussements d’épaules conciliants. Il essaie d’arranger les choses. Il a le sentiment de consacrer plus de la moitié du temps qu’il passe avec Isabelle à essayer d’arranger les choses, à se raccommoder, après des mésententes dont la raison lui échappe la plupart du temps.
Au lieu de regagner l’autre pièce, elle reste devant l’évier, raide, tenant son verre d’eau sans le porter à sa bouche, comme pour évaluer la densité de son contenu.
— Oui, reprend-elle au bout d’un moment, d’une voix sépulcrale, il y a une complication. Je commence à croire que cette fille est véritablement suicidaire.
Finalement, elle a envie d’en parler. À moins qu’elle ne réfléchisse à voix haute.
— De qui parles-tu ? demande Rhodes avec précaution.
— Angela ! Je parle d’Angela ! Tu n’écoutes donc jamais ce qu’on te dit ?
— Oui, c’est vrai. Angela.
Il croyait que la patiente en question était une certaine Emma Louise. La pensée d’Isabelle est parfois très brouillonne.
Il essaie de se remémorer le peu qu’il sait sur Angela. Seize, dix-sept ans, vit quelque part au nord de Berkeley, père professeur d’histoire, ou d’autre chose, à l’université. Soignée par Isabelle pour… pour quoi, au fait ? Dépression ? Anxiété ? Non, il s’en souvient : elle souffre du syndrome de l’effet de serre, le dernier truc à la mode. Paranoïa de tout ce qui touche à l’environnement. Dieu sait pourquoi cela ne se répand que maintenant ; c’est plutôt caractéristique de la fin du XX esiècle. Mais tous les jeunes gens en semblent atteints. Ils ont non seulement le sentiment que le ciel enserre la planète comme un cercle de métal, mais que les murs des maisons se rapprochent, que le plafond descend, que l’asphyxie n’est plus très loin.
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