Il traîna autant que possible, fourrageant obstinément dans ses deux bureaux virtuels et dans le fouillis du réel, signant des papiers sans se donner la peine de les lire, poussant, sans les avoir signés, des documents au rebut, travaillant avec une coupable distraction. Petit à petit, il sentit diminuer le feu de certaines des plus récentes brûlures de son âme.
Deux verres d’alcool l’aidèrent à traverser ce moment difficile. Le premier avait un goût étrangement métallique – sans doute le contrecoup de la veille, des dégâts infligés à son palais par l’abus du prétendu scotch à base d’algues d’Isabelle –, mais le second lui fit du bien. Le troisième descendit sans le moindre problème.
Enfin, se sentant requinqué et sachant qu’il ne pouvait se dérober plus longtemps à l’entretien avec son jeune collègue, Rhodes se tourna vers l’annonceur.
— Je suis libre pour m’entretenir avec le docteur Van Vliet, dit-il.
— Cela signifie-t-il que vous prenez de nouveau des appels ? demanda l’androïde.
— Je suppose. Y en a-t-il eu ?
— Un seul.
Isabelle ! Elle regrette que tout soit devenu si moche hier soir !
Non, ce n’était pas Isabelle.
— M. Nakamura a appelé, dit l’androïde.
— Qui ?
— M. Nakamura, de la société immobilière East Bay. À propos de la maison de Walnut Creek que vous aimeriez acheter.
Rhodes ne connaissait personne du nom de Nakamura. Il n’envisageait pas d’acheter une maison, ni à Walnut Creek ni ailleurs.
— Ce doit être un faux numéro, expliqua-t-il. Ce monsieur devait vouloir parler à un autre Nicholas Rhodes.
— Il a dit que cela vous viendrait certainement à l’esprit. Mais il m’a demandé de vous dire que ce n’était pas une erreur, que vous comprendriez tout de suite les conditions de son offre et qu’elles vous plairaient beaucoup, si vous en parliez avec lui.
Nakamura ?
Walnut Creek ?
Cela n’avait aucun sens. Mais il y réfléchirait plus tard. Van Vliet était déjà en ligne.
Il tenait à apporter sur-le-champ de nouveaux tableaux dans le bureau de Rhodes. Quelle surprise de voir rappliquer Van Vliet avec une brassée de tableaux !
— Des tableaux de quoi ? soupira Rhodes.
— Nouvelles extrapolations atmosphériques, prévisions des niveaux d’acide cyanhydrique, mesures envisagées pour faire face à leurs conséquences.
— Mon bureau est affreusement encombré, Van Vliet. Cela ne pourrait pas attendre un peu ?
— Mais c’est terriblement excitant !
— Excitant de respirer de l’acide cyanhydrique ? lança Rhodes. Oui, sans doute. Mais pas très longtemps.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, Nick.
Du jour au lendemain, il l’avait appelé par son prénom, précisément depuis que la demande d’augmentation de son budget avait été expédiée à New Tokyo. Ce changement ne plaisait guère à Rhodes.
— Voyez-vous, Nick, nous venons de sortir un système d’équations assez effrayant, qui indique la probabilité d’une formation d’aminoacides océaniques. Des aminoacides nouveaux ! Si vous pouviez m’accorder cinq petites minutes pour me permettre de vous montrer ce dont il s’agit…
— D’accord, fit Rhodes. Cinq minutes.
Van Vliet en arracha quinze. Surtout par la faute de Rhodes qui prit intérêt aux explications de Van Vliet, dont les prévisions semblaient montrer que, dans un avenir proche, la composition chimique de l’océan pouvait, dans une certaine mesure et sans certitude, reproduire certains aspects de celle de la mer primitive. Après avoir, pendant plusieurs siècles, joyeusement empli la biosphère de toutes sortes de déchets mortels, l’humanité semblait sur le point de se faire une nouvelle et géniale surprise, ayant trait cette fois à la vie plutôt qu’à la mort. Une biogenèse inattendue, accompagnée d’une morbidité prévisible, une réapparition des forces chimiques originelles ayant donné naissance aux premiers êtres vivants de la planète, un méli-mélo marin de purine, d’adénine et d’aminoacides s’agitant et se recombinant en polymères complexes dont certains s’auto-reproduisaient et d’où pouvait naître…
N’importe quoi ou presque.
Un affreux bouillonnement d’informations génétiques aléatoires mijotant dans les profondeurs des océans du XXIV esiècle.
— Vous imaginez ? s’écria Van Vliet. Les conditions de l’apparition de nouvelles formes de vie sont réunies ! Une nouvelle création est en cours !
— Une seconde chance pour les trilobites, hein ? lança Rhodes avec un petit rire cordial qu’il alla chercher tout au fond de lui-même.
Cette saillie ne sembla pas amuser Van Vliet qui lui jeta un regard réprobateur.
— Je parle d’organismes unicellulaires, Nick. Des bactéries, des protozoaires. Une microfaune pélagique dont l’évolution spontanée et imprévisible pourrait causer de graves ennuis aux organismes déjà présents sur la planète. Nous, par exemple.
C’est juste, se dit Rhodes. Tout un paquet de saloperies indéterminées remontant du fond des mers pour s’attaquer à une planète qui n’a vraiment pas besoin d’un nouveau fléau.
C’était une spéculation hardie mais intéressante ; Rhodes le reconnut en toute sincérité. Mais, en toute sincérité, il ne comprenait pas, du moins à première vue, quel rapport tout cela pouvait avoir avec les travaux du programme Survie/Modification de Santachiara Technologies. Il décida d’y aller prudemment.
— J’admire le soin avec lequel vous examinez toutes les conséquences de cette situation, Van, mais je ne suis pas sûr de pouvoir obtenir un budget pour une étude portant sur des maladies provoquées par des micro-organismes dont l’évolution n’a pas encore commencé.
— Au contraire, Nick, répliqua Van Vliet avec un sourire froid, presque dédaigneux. Si nous pouvons prévoir les conséquences potentielles d’un bond en avant dans le processus naturel de l’évolution, il nous sera peut-être possible de préparer des défenses contre des variétés nouvelles et hostiles de…
— Van, je vous en prie ! Avançons pas à pas, voulez-vous ?
De toute évidence, ce n’était pas la méthode préférée de Van Vliet. Et l’absence manifeste de marques d’enthousiasme de la part de Rhodes pour cette nouvelle approche n’était, pour le jeune chercheur, qu’une preuve supplémentaire du conservatisme incurable du directeur adjoint. Rhodes parvint pourtant à l’apaiser en le félicitant chaleureusement de la nouvelle orientation de ses recherches, en demandant à voir d’autres études, en promettant d’aborder le sujet de la nouvelle biogenèse lors de la prochaine réunion des directeurs. Et il le reconduisit en douceur jusqu’à la porte.
Quand Van Vliet fut sorti, il s’octroya encore un verre, un petit, juste pour l’aider à passer plus aisément au problème suivant.
En l’occurrence, réfléchir à l’appel de M. Nakamura. Rhodes était encore convaincu que ce Nakamura avait fait un faux numéro, mais il trouvait bizarre que l’inconnu eût précisé que ce n’était pas une erreur, comme s’il avait prévu sa réaction perplexe. Il y avait là quelque chose qui le turlupinait et exigeait d’être tiré au clair.
À propos de la maison de Walnut Creek que vous aimeriez acheter…
L’idée lui traversa l’esprit qu’il s’agissait peut-être d’une sorte de code faisant référence à quelque mystérieuse entreprise dans laquelle Nakamura comptait l’entraîner ; la vente de secrets de ses recherches, une opération tordue de contre-espionnage, ce genre de choses. Rhodes n’ignorait pas que c’était monnaie courante dans l’univers des mégafirmes, même s’il n’avait aucune expérience personnelle de la chose.
Читать дальше