Robert Silverberg - Ciel brûlant de minuit

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XXIVe siècle. Effet de serre. Plus de couche d'ozone. La Terre a basculé dans les bouleversements climatiques, et le ciel brûlant de minuit ne laisse jamais filtrer la moindre fraîcheur.Tandis que Paul Carpenter remorque un iceberg monstrueux afin d'alimenter Los Angeles en eau potable, Nick Rhodes, biologiste, cherche à adapter l'humanité à une atmosphère pauvre en oxygène, pour le compte d'un conglomérat japonais. Isabelle cherche l'amour, et Jolanda le dépassement de l'art.Ils sont tous pris au piège de ce monde dégradé, de leurs vies bancales et de leurs amours furtives, aussi déboussolés que la Terre brûlante qui les porte.Et tous, ils cherchent la sortie.Dans les étoiles…
Robert Silverberg, consacré par quatre prix Hugo et cinq prix Nebula, dresse ici le tableau d'un avenir plausible, terrifiant et fascinant.

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Il appela Ned Svoboda, du service Imagerie et Schématique.

Svoboda était un compagnon de beuverie occasionnel qui présentait la particularité d’avoir travaillé pour trois mégafirmes en une douzaine d’années ; outre Samurai Industries et Kyocera-Merck, il avait été employé auparavant par un groupe un peu moins gigantesque : I.B.M./Toshiba. Svoboda était perspicace, aussi digne de confiance que quiconque, et il avait pas mal roulé sa bosse. Nul ne s’y connaissait mieux que lui en matière de codes d’entreprise, d’espionnage industriel et le reste.

— Cela te dérange si je passe te voir pour discuter quelques minutes ? demanda Rhodes. Il s’est passé quelque chose de bizarre et j’ai besoin d’un petit conseil.

Pas besoin d’ajouter en termes explicites qu’il valait mieux ne pas en parler sur le réseau de communications de la Compagnie. Les fils téléphoniques avaient des oreilles, tout le monde le savait.

Comme cela ne le dérangeait pas, Rhodes descendit les huit étages et retrouva Svoboda sur la terrasse de détente sous bulle, attenante à son bureau. Petit et costaud, la quarantaine, il avait des cheveux bruns ébouriffés et des traits slaves accentués.

— J’ai reçu un coup de fil très particulier ce matin, expliqua Rhodes. Un type de Walnut Creek au nom japonais, qui se prétend agent immobilier. Il disait dans son message qu’il aimerait s’entretenir avec moi d’une maison que je souhaiterais acheter.

— Je ne savais pas que tu avais l’intention de t’établir là-bas.

— Je n’en ai pas l’intention. Et je ne connais ce Japonais ni d’Ève ni d’Adam.

— Je vois…

— Mais il le sait. Il s’est donné la peine de préciser à mon annonceur que, quoi que je puisse en penser, il ne s’agissait pas d’une erreur, que c’était bien moi qu’il essayait de joindre et que je serais vraiment intéressé par ce qu’il avait à me proposer. Alors, j’ai commencé à me poser des questions…

— Je comprends ça, fit Svoboda, les yeux écarquillés.

— Et je me suis dit que c’était peut-être plus compliqué que cela ne le semble à première vue… que cela pouvait cacher quelque chose que tu pourrais m’expliquer, un message codé que je devrais comprendre, mais dont je ne vois pas… Chut !

— Que se passe-t-il ?

— N’en dis pas plus !

Svoboda leva la main gauche pour le faire taire et porta l’autre à son oreille pour indiquer qu’il devait y avoir des micros. La Compagnie avait des yeux et des oreilles partout… même sur les terrasses de détente, semblait-il.

— As-tu un stylo et du papier sur toi ? demanda Svoboda.

— Oui. Tiens.

C’était un petit bout de papier, mais Rhodes n’avait rien d’autre. Les lèvres serrées, Svoboda commença à écrire avec une application exagérée, suivant les bords de la feuille dans son souci de loger tout ce qu’il avait à dire. Il cachait le papier de sa main libre pour le protéger d’une caméra invisible. Quand il eut terminé, il plia la feuille en deux, puis en quatre et la pressa dans le creux de la main de Rhodes.

— Va faire un tour et lis ça, dit-il. Tu peux m’appeler chez moi, ce soir, si tu as envie d’en reparler.

Avec un petit sourire, il esquissa un salut en portant deux doigts à sa tempe et rentra dans son bureau.

Rhodes regagna son service, en proie à une grande perplexité. Il envisagea d’aller lire la note de Svoboda dans les toilettes, mais se ravisa en songeant que, dans tout le bâtiment, c’était vraisemblablement l’endroit où il y avait le plus de chances qu’un œil électronique fût installé dans un mur. Il décida donc simplement de s’adosser au mur en face de son bureau et déplia le bout de papier dans sa paume qu’il approcha de son visage, tout près, comme s’il voulait lire les lignes de sa main.

Le texte en majuscules d’imprimerie était le suivant :

C’EST UNE OFFRE D’EMPOI, DIRE QU’ILS VEULENT TE VENDRE UNE MAISON SIGNIFIE QU’ILS VEULENT T’ENGAGER.

Rhodes sentit instantanément son pouls s’emballer. Son cœur cognait dans sa poitrine avec une force effrayante.

Qu’est-ce que c’était que cette histoire ?

C’EST UNE OFFRE D’EMPLOI.

— De qui ? Pourquoi ?

Il relut le texte, deux fois, puis une troisième, roula le papier en boule et le fourra au fond de sa poche.

ILS VEULENT T’ENGAGER.

Ils ? Qui « ils » ?

T’ENGAGER… ILS VEULENT…

Trois ans auparavant, la baie de San Francisco avait subi un séisme assez violent, d’une magnitude supérieure à 6 sur l’échelle de Richter. Le bâtiment avait oscillé pendant deux minutes et demie ; Rhodes avait le sentiment d’une secousse comparable.

Il fut saisi de tremblements. Il s’efforça de les maîtriser, mais en vain.

C’EST UNE OFFRE D’EMPLOI.

Oublie tout ça, se dit-il.

Ne t’embringue pas dans une histoire de ce genre. Tu as déjà un poste. Un bon poste. Tu diriges un bon service, tu as des tas de gens compétents sous tes ordres, un salaire confortable, un bel avenir en perspective. Tu as fait toute ta carrière chez Samurai Industries. Tu n’as jamais voulu travailler pour quelqu’un d’autre.

Il plongea la main dans sa poche et la referma sur le papier froissé.

Jette-le, Nick. Jette-le.

Rhodes entra dans son bureau. De nouvelles données clignotaient sur tous les terminaux, mais il n’y prêta aucune attention. Il se servit un verre, une grande rasade cette fois.

Puis il commença à réfléchir à ce que cela lui ferait de travailler pour une autre entreprise.

Assurément, il était coincé chez Samurai par son ambivalence et ses hésitations. De la même manière qu’il l’était dans sa relation avec Isabelle. Il n’y avait pas longtemps qu’il avait pris conscience d’un besoin de changement dans sa vie et tout lui revenait d’un coup : la montée de ressentiments vagues, un grand bouillonnement qu’il sentait près d’éclater en lui, il n’était pas loin le jour où il s’était ouvert à Paul Carpenter de ses craintes d’offrir à Samurai Industries le monopole de la technologie de l’adapto humain. Et Paul lui avait aussitôt soufflé la solution.

Tu n’as qu’à quitter Santachiara et t’adresser ailleurs, chez Kyocera-Merck par exemple. Emmène toute ton équipe. Fais profiter la concurrence du fruit de vos recherches en biotechnologie. Laisse Samurai et K.M. s’entre-déchirer pour la domination planétaire.

Était-on en train de lui donner l’occasion de le faire ?

Dans ce cas, il fallait la saisir.

Essaie au moins de découvrir le fin mot de l’histoire ! Appelle Nakamura. Prends rendez-vous avec lui.

— Appelez M. Nakamura, de la société immobilière East Bay, dit-il à son annonceur.

Comme un rendez-vous galant, songea-t-il, qui peut mener à une liaison adultère.

Il lui fallut attendre un long moment. On pourrait croire qu’un promoteur est impatient de s’entretenir avec un client potentiel, mais, à l’évidence, joindre M. Nakamura n’était pas chose facile. Des lumières se mirent enfin à clignoter et un visage de type japonais apparut sur le viseur. Faciès impénétrable, regard neutre, inexpressif, sourire d’androïde. Rhodes eut l’impression, sans que cela repose sur rien de concret, que ce visage était celui d’un vrai Nippon, non d’un Américain d’origine japonaise. Intéressant.

— Je suis M. Kurashiki, articula le visage impassible. M. Nakamura vous est profondément reconnaissant de l’avoir rappelé. Il pourra vous recevoir aux heures suivantes, aujourd’hui et demain.

Une liste s’afficha sur le viseur : midi, 14 heures, 16 heures ; 9 et 11 heures, le lendemain matin.

Rhodes en eut un petit frisson dans le dos. Il se demanda s’il rencontrerait un jour M. Nakamura, s’il existait un M. Nakamura en chair et en os, et même si M. Kurashiki était un être vivant. M. Kurashiki avait plutôt l’aspect et la voix d’une simulation que d’une personne.

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