Robert Silverberg - Ciel brûlant de minuit

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XXIVe siècle. Effet de serre. Plus de couche d'ozone. La Terre a basculé dans les bouleversements climatiques, et le ciel brûlant de minuit ne laisse jamais filtrer la moindre fraîcheur.Tandis que Paul Carpenter remorque un iceberg monstrueux afin d'alimenter Los Angeles en eau potable, Nick Rhodes, biologiste, cherche à adapter l'humanité à une atmosphère pauvre en oxygène, pour le compte d'un conglomérat japonais. Isabelle cherche l'amour, et Jolanda le dépassement de l'art.Ils sont tous pris au piège de ce monde dégradé, de leurs vies bancales et de leurs amours furtives, aussi déboussolés que la Terre brûlante qui les porte.Et tous, ils cherchent la sortie.Dans les étoiles…
Robert Silverberg, consacré par quatre prix Hugo et cinq prix Nebula, dresse ici le tableau d'un avenir plausible, terrifiant et fascinant.

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Mais Rhodes se dit qu’il était vraiment stupide. Kurashiki était le secrétaire chargé des rendez-vous et il était bien réel, autant que ces Japonais pouvaient l’être. Svoboda avait vu juste : c’était une affaire sérieuse, une véritable offre d’emploi émanant d’une entreprise rivale.

— Midi, aujourd’hui, trancha Rhodes.

Il allait devoir partir presque aussitôt, mais c’était un bon moyen d’éviter que son manque légendaire de ponctualité ne fiche tout par terre. Pour une fois, il était sans doute judicieux d’arriver à l’heure.

— Si vous voulez bien m’indiquer l’itinéraire…

— Vous venez de Berkeley ? De la tour de Santachiara Technologies ?

— Oui.

— Le trajet prendra quatorze minutes et trente secondes. En arrivant sur la N. 24, indiquez à votre véhicule que le code du module de parcours est H112.03/accès WR52.

Rhodes tapota pendant trente secondes un rappel de données et le numéro de code sortit par la fente de l’imprimante. Il remercia Kurashiki et coupa la communication.

— Annulez mes rendez-vous de l’après-midi, dit-il à l’annonceur. Je sors.

Le Diablo soufflait encore quand sa voiture arriva du garage ; un vent tangible, palpable, dur et tranchant, soufflant à près de quatre-vingts kilomètres à l’heure, contre lequel il allait rouler. Un vent que l’on pouvait voir, dont on pouvait suivre le mouvement dans le continuum de l’atmosphère. Il se présentait comme un sinistre halo doré, pisseux : une vapeur organique animée d’un mouvement rapide en direction de l’ouest, un tourbillon phosphorescent de virulents polluants aériens provenant de la zone industrielle qui s’étendait de l’autre côté de Walnut Creek. L’air en était tellement chargé qu’il paraissait fertile, capable de féconder tout ce qu’il rencontrerait dans sa course vers l’océan. Rhodes songea à la nouvelle théorie de Van Vliet, le bouillon marin d’amino acides qui donnerait naissance à des bactéries extrêmement virulentes. Ce vent était peut-être le facteur clé qui, dès ce jour-là, donnerait vie à la nouvelle et réjouissante configuration chimique qui, selon Van Vliet, ne devait pas tarder à prendre forme dans les mers.

Rhodes détestait laisser au cerveau de sa voiture le soin de la réflexion. Mais, dans le cas présent, il ignorait totalement où il allait ; tout ce qu’il savait, c’est que le code du module de parcours était H112.03/accès WR52, quelque part aux environs de Walnut Creek.

— Conduisez-moi à H112.03/accès WR52, ordonna-t-il à la voiture.

Elle répéta docilement la combinaison de chiffres et de lettres.

— À propos, demanda Rhodes, où est-ce, exactement ?

Mais la voiture ne put que lui indiquer de nouveau le code. Pour son cerveau, l’emplacement de H112.03/accès WR52 était un endroit connu sous ce numéro de code. Un point, c’est tout.

Le véhicule tenait fort bien la route, compte tenu de la force du vent contraire. Il conduisit Rhodes sans une embardée jusqu’au vieux tunnel de Caldecott qui débouchait à l’est des collines et s’engagea dans une campagne desséchée, calcinée, où il faisait toujours 10 0 C de plus que sur la côte, car la brise rafraîchissante du Pacifique ne pouvait arriver si loin dans les terres, même les jours où le Diablo ne sévissait pas. Ce jour-là, avec le vent d’est brûlant, la différence de température devait être beaucoup plus élevée ; une chaleur de désert, se dit Rhodes, une vraie fournaise, où l’on cuirait comme une omelette en trente secondes. Mais il était en sécurité dans la bulle hermétique et confortable de la voiture qui le conduisait rapidement sur la route longeant les vénérables tours d’habitation des anciennes banlieues tranquilles : Orinda, Lafayette, Pleasant Valley, en direction de Walnut Creek, la tentaculaire métropole délabrée… mais, juste avant l’échangeur de Walnut Creek, après deux virages en zigzag, la voiture quitta la route principale et commença à gravir une colline. La contrée, rigoureusement déserte, donnait une étonnante impression de vide piqueté de loin en loin par un chêne dont la silhouette rabougrie se détachait sur l’herbe roussie. La voiture franchit une première grille, puis une seconde, et arriva devant un poste de contrôle auprès duquel les deux grilles n’étaient que barrières de gaze.

Des lettres d’un vert éclatant, flottant à une douzaine de mètres du sol, annonçaient :

KYOCERA-MERCK, LTD

CENTRE DE RECHERCHES DE WALNUT CREEK

Il avait donc la réponse qu’il attendait, même si elle ne faisait déjà plus guère de doute.

La voiture, comme sous l’emprise d’un cerveau invisible, programmé par Kyocera, franchit le poste de contrôle, longea une suite de bâtiments en brique d’aspect luxueux et pénétra sous un dôme de réception.

M. Kurashiki l’attendait ; ce n’était pas une simulation, mais un vrai Japonais, un être de chair et de sang, pourvu d’une certaine grâce reptilienne. M. Kurashiki salua cérémonieusement, à la japonaise, une rapide inclination de la tête, tel un automate. Un petit sourire, d’automate aussi. Rhodes lui rendit son sourire, mais se dispensa de la courbette. Les formalités achevées, Kurashiki conduisit Rhodes dans une cabine de transport ; elle les monta et les déposa dans un bureau qui, à en juger par le mobilier ad hoc et l’impression générale d’improvisation et d’austérité, était à l’évidence destiné à ce genre de réunion au pied levé.

Il était midi tapant.

M. Kurashiki disparut sans un bruit ; Rhodes s’avança. Un Japonais d’une taille inhabituelle se tenait précisément au centre de la pièce. Celui-ci était d’un genre totalement différent. On l’eût dit sculpté dans une obsidienne jaune-vert : traits anguleux, grain luisant de la peau, yeux noir de jais, brillants, écartés, surmontés de sourcils touffus formant une ligne continue. Pommettes très saillantes, aux arêtes vives.

Pas de salut de ce Japonais. Mais un sourire qui semblait presque humain.

— Bonjour, docteur Rhodes. Je suis extrêmement heureux que vous ayez pu nous faire l’honneur de votre présence aujourd’hui. Vous me pardonnerez, je n’en doute pas, notre petit subterfuge, le prétexte d’une affaire immobilière. Ce genre de chose est parfois nécessaire, comme vous le savez, j’en suis certain.

Il avait une voix grave et sonore, un accent étranger perceptible, l’anglais japonais moderne international, cet accent roucoulant de la race en exil qui, de ses différents refuges éparpillés aux quatre coins du globe, avait commencé à mettre au point un parler nouveau et distinctif de la langue universelle.

— Mais je ne me suis pas présenté. Nakamura, Cadre, Échelon Trois.

Une carte de visite apparut dans sa main comme par un tour de prestidigitateur, un élégant rectangle plastifié, à bordure dorée, qu’il tendit à Rhodes avec le geste preste d’une main exercée.

Rhodes regarda la carte. Les caractères métalliques émettaient une sorte de lueur intérieure de talisman. Elle portait le logo de Kyocera-Merck, le nom hideki nakamura en lettres éclatantes à trois dimensions et le chiffre 3 dans un angle. La marque du standing de Nakamura, sa position dans la hiérarchie de l’entreprise.

Un Échelon Trois ?

Un très important poste de direction, juste un cran au-dessous des deux échelons suprêmes, occupés dans leur quasi-totalité par les dynasties héréditaires qui exerçaient sur les mégafirmes un pouvoir absolu. Dans toute sa carrière, Rhodes n’avait jamais eu l’occasion de voir quelqu’un, a fortiori de parler à quelqu’un de plus haut dans la hiérarchie qu’un Échelon Quatre.

Un peu secoué, il glissa la carte dans sa poche. Nakamura lui tendait maintenant la main pour le salut occidental conventionnel. Rhodes la prit. Elle ne différait guère de la main du commun des mortels.

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