Mais Carpenter savait qu’il ne fallait pas pousser trop loin la prudence. Cela l’embarrassait de ne pas répondre à un appel de détresse. Même si les vieilles lois de la mer et les derniers vestiges de ce qui constituait le respect humain élémentaire étaient devenus des concepts sans valeur en cette époque troublée, dans la fournaise de ce monde malheureux, la honte ou le sentiment de culpabilité ne lui étaient pas encore devenus étrangers. Et la roue de la Fortune ne cesse jamais de tourner. Celui qui ne répond pas à un appel au secours peut, un jour, se trouver lui aussi en fâcheuse posture.
Rennett, Nakata, Hitchcock : tous les regards convergeaient sur lui.
— Qu’est-ce que vous comptez faire, cap’tain ? demanda le navigateur, un éclair dans les yeux, un sourire malveillant sur sa bouche édentée. Vous y allez ?
Quel emmerdeur ! songea Carpenter.
— Vous croyez donc que c’est sérieux ? demanda-t-il à son navigateur en lui lançant un regard noir.
— C’est pas à moi de le dire, répondit Hitchcock avec un haussement d’épaules. C’est vous le capitaine. Tout ce que je sais, c’est qu’ils disent qu’ils ont des ennuis, qu’ils ont besoin de nous.
— Et si c’était un coup monté ?
Le regard que Hitchcock posa sur Carpenter était placide, distant, neutre. Ses épaules carrées semblaient emplir toute la largeur du pont.
— C’est un appel de détresse, cap’tain. Si un bateau a besoin d’aide, on l’aide, c’est comme ça que j’ai toujours vu les choses, depuis le temps que je bourlingue. Mais peut-être qu’on pense différemment, quand on a du galon. Et comme je l’ai dit, c’est vous le capitaine, pas moi.
Carpenter se prit à souhaiter que le navigateur garde pour lui ses fichues réminiscences du bon vieux temps. Mais, même si cette histoire l’emmerdait, le vieux marin avait raison. Un navire en détresse est un navire en détresse. Il faudrait aller voir ce qui se passait. Bien sûr qu’il le ferait. Il se rendit compte qu’il n’avait jamais vraiment eu le choix.
— Dites à Caskie, fit-il en s’adressant à Rennett, de prévenir ce Kovalcik que nous faisons route vers l’iceberg pour faire valoir nos droits en y crochant des grappins. Cela devrait prendre à peu près une heure et demie. Ensuite, j’irai peut-être à son bord voir de quoi il retourne.
— Pigé, dit Rennett avant de repartir.
De nouvelles images de l’iceberg étaient arrivées pendant la discussion. Pour la première fois, Carpenter distingua du côté du vent les cannelures dues à l’érosion, à la hauteur de la ligne de flottaison, les cavités sous la surface de l’eau, les éperons si fragiles qui commençaient à se former. Le fait que la base fût entamée par la fonte ne signifiait pas nécessairement que le géant de glace allait basculer – cela se produisait rarement, pour de grosses cales sèches comme celui-ci –, mais il fallait s’attendre à d’importantes oscillations, un fort roulis, une grosse houle ; ils n’étaient pas sortis de l’auberge. L’horizon s’assombrissait rapidement.
— Bon Dieu ! souffla Carpenter en poussant les images vers Nakata. Regardez donc ça !
— Pas de problème. Il faudra placer les grappins sous le vent, c’est tout.
— Oui, ça se présente plutôt bien.
Pour Nakata, cela paraissait simple. Carpenter parvint à ébaucher un sourire.
Le côté opposé de l’iceberg formait une paroi abrupte, une muraille verticale d’un blanc immaculé, lisse comme la porcelaine, haute d’une bonne centaine de mètres, d’où partait une langue de glace d’une quarantaine de mètres, plongeant dans la mer comme un brise-lames. C’est bien ainsi que le Calamari Maru l’utilisait : le calamarier était à l’ancre dans une échancrure de la langue de glace.
Carpenter n’aimait pas voir un autre navire niché contre son iceberg. Mais le calamarier, dépourvu de grappins, spécialisé dans son propre type de pêche, ne semblait présenter aucun danger.
Il fit signe à Nakata qui se tenait devant son pupitre de contrôle, tout à fait à l’avant.
— Lancez les grappins ! cria Carpenter. En vitesse !
Nakata agita la main pour signaler qu’il avait compris et commença à tapoter son clavier. Un instant plus tard, un grincement prolongé accompagnant l’ouverture du panneau de protection des grappins se fit entendre, aussitôt suivi d’un grondement sourd d’engrenage. Dans les entrailles du bâtiment, d’énormes mécanismes pivotaient pour se mettre en position. Le mastodonte de glace demeurait immobile sur la mer calme.
Cela ressemblait un peu à la pêche hauturière. L’important n’était pas tant de ferrer son poisson que de savoir ce que l’on faisait après, quand il fallait le fatiguer.
Toute la carcasse du navire vibra quand le premier grappin jaillit. Il s’éleva très haut, tel un oiseau aux serres gigantesques emplissant la moitié du ciel, une forme noire se détachant sur un fond lumineux. Puis Nakata enfonça de nouvelles touches et le grappin, ayant atteint le point culminant de sa courbe, redescendit avec force en direction du flanc de l’iceberg.
Il atteignit sa cible, s’y ficha et demeura solidement accroché. Le géant de glace recula, frémit, tangua. Une pluie de neige dégringola du haut de la paroi. Quand l’impact se transmit à l’énorme masse immergée de l’iceberg, c’est tout le bloc de glace qui s’inclina vers l’avant, un peu plus que Carpenter ne l’avait prévu, en produisant un affreux bruit de succion ; quand il revint en arrière pour reprendre sa place, il souleva un geyser d’une vingtaine de mètres. Les pauvres diables qui attendaient à bord du Calamari Maru allaient passer un sale moment. Mais ils avaient choisi de ne pas quitter leur mouillage-pendant toute l’opération. S’attendaient-ils à ne recevoir que quelques petites éclaboussures ?
Sur le pont, à la proue, Nakata tendait la main vers l’iceberg, le majeur dressé, comme pour lui dire : Je t’ai eu !
Un vent froid soufflait de la montagne de glace. C’était comme la respiration de quelque gigantesque animal blessé, l’effluve d’un passé révolu, un souffle fossile.
Ils avancèrent encore un peu le long du flanc de l’iceberg.
— Grappin numéro deux, ordonna Carpenter.
L’iceberg avait plus ou moins retrouvé une position stable. Il était à l’évidence beaucoup plus creusé sous l’eau qu’ils ne l’avaient pensé, mais ils se débrouilleraient. De son poste de guet, près du bastingage de la poupe, Carpenter attendait la bouffée de plaisir et de soulagement que la prise de l’iceberg, au dire des autres, devait susciter. Mais il ne ressentait rien ; il n’avait qu’un sentiment d’impatience, il était pressé de crocher les quatre grappins et de mettre le cap sur le Golden Gate.
Le deuxième grappin s’envola, plana un instant, piqua et se planta dans le bloc de glace.
Cette fois encore, l’iceberg frappa violemment la surface de l’eau, la mer se souleva, une houle se forma. Carpenter eut à peine le temps d’apercevoir l’autre navire dansant comme un bouchon sur les flots agités et se demanda si la langue de glace au creux de laquelle il s’était abrité n’allait pas se briser et le faire sombrer. Il eût été beaucoup plus malin de jeter l’ancre ailleurs. Mais tant pis pour eux. Ils avaient été prévenus.
Le troisième grappin ne causa aucune difficulté.
Plus qu’un.
— Numéro quatre ! cria Carpenter.
Un iceberg à quatre points d’ancrage était un cas particulier. Les filins avaient des tas d’occasions de s’accrocher aux aspérités, les câbles de s’emmêler.
Mais Nakata connaissait son boulot. Une dernière fois, le grappin fusa, s’élevant presque à la verticale pour survoler l’iceberg avant de se ficher du côté opposé ; la monstrueuse île de glace était à eux, ficelée, ligotée. Il ne restait plus qu’à vaporiser la poussière réfléchissante, à l’envelopper dans une bâche de plastique à la hauteur de la ligne de flottaison afin de ralentir l’érosion due à la houle et à la remorquer vers San Francisco.
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