Mais, sans comprendre pourquoi, il semblait, lui aussi, incapable de cesser de parler.
— Les transformations dues à l’effet de serre ont amené Israël à jouer un rôle de plus en plus important dans l’économie planétaire au moment où les Japonais étaient chassés de leurs îles, s’entendit-il dire. Nous progressons simultanément sur de nombreux fronts. Sais-tu que notre gouvernement a investi massivement dans la plupart des mégafirmes ? Nous avons des intérêts non négligeables aussi bien chez Samurai que chez Kyocera. Mais les mégafirmes demeurent sous le contrôle des Japonais qui s’efforcent de nous laisser sur la touche et sont impatients de nous voir dégringoler de notre position de force. Ils sont prêts à tout pour cela. À tout. Voilà pourquoi nous les tenons à l’œil, Jolanda. Nous tenons tout le monde à l’œil.
— Et en développant la technologie de l’adaptation avant que Samurai ne s’y mette, la position d’Israël serait encore renforcée dans le monde de demain ?
— Nous en avons la conviction.
— Je crois que vous vous trompez. Je pense qu’il faut laisser tomber la Terre et regarder vers l’espace.
— Oui, les stations orbitales. Ton idée fixe.
— Tu crois que je suis idiote, hein ?
— Idiote ? s’écria Enron. Jamais de la vie !
Il ne se donna même pas la peine de paraître sincère. Elle l’ennuyait, elle l’agaçait par trop. Il constata même avec étonnement que l’intérêt qu’il lui portait sur le plan sexuel commençait à retomber. Ce n’est pas une chamelle, songea-t-il, mais une vache. Une vache ridicule, avec des fantasmes d’intelligence.
Il laissa quand même sa main où elle était. Jolanda se balança doucement d’avant en arrière, les cuisses serrées sur cette main. Puis elle se tourna vers lui, ouvrit les yeux et le considéra d’un air bizarre, aguicheur et provocant, un sourire rêveur aux lèvres, comme si elle venait de décider de lui révéler un secret de la plus haute importance.
— Il faut que je te dise que je n’attendrai peut-être pas que notre environnement continue à se détériorer. J’envisage sérieusement d’aller m’établir sous peu sur un satellite L-5.
— Vraiment ? As-tu fixé ton choix sur l’un d’eux en particulier ?
— Oui, il s’appelle Valparaiso Nuevo.
— Je n’en ai jamais entendu parler, fit Enron.
Ils étaient dans une quasi-obscurité, le regard fixé sur le ciel ténébreux. Un chat qu’il ne se rappelait pas avoir encore vu, aux très longues pattes et à la fine tête anguleuse, venait d’apparaître et se frottait contre sa chaussure. La bouteille de vin était vide.
— Non… attends. Je m’en souviens. C’est un sanctuaire, si je ne me trompe. Où des criminels en fuite vont se réfugier ?
Il commençait à se sentir un peu étourdi par la chaleur, l’interminable discussion, le vin, la faim qui le tenaillait, la proximité physique de Jolanda, peut-être même par les effets de son exposition aux sculptures bioréactives. Le désir monta de nouveau en lui, mollement d’abord, puis avec plus de force. Elle était prodigieusement agaçante, mais étrangement irrésistible. Quant à la conversation, elle devenait franchement surréaliste.
— Qu’est-ce qui t’incite à choisir ce satellite ? demanda-t-il.
Elle tourna vers lui un regard brillant de malice, comme une fillette cabotine.
— Je pense qu’il vaudrait mieux que je ne te parle pas de tout ça.
— Vas-y, raconte.
— Tu le garderas pour toi tout seul ?
— Garder quoi ? Je ne comprends pas.
— Tu imagines ? Faire jurer le secret à un espion ! Mais tu seras parti dans quelques jours et tout cela n’a aucun intérêt pour toi. Cela ne concerne en aucune manière Israël.
— Dans ce cas, tu peux tout me raconter.
— Bon, très bien, fit-elle avec son air de fillette malicieuse. Je vais tout te dire. Mais tu ne dois en parler à personne. D’accord ?
J’ai un secret que je vais partager avec toi, mais rien que toi, parce que tu es mon ami et que je te trouve très mignon.
— Je le jure, dit-il.
— Tu ne t’es pas trompé en disant que Valparaiso Nuevo est un sanctuaire, peuplé de criminels de tout poil qui paient les autorités locales pour les protéger contre les différents organismes chargés de faire respecter les lois. Le gouvernement est dirigé par un vieux dictateur latino-américain, à moitié cinglé, qui se maintient au pouvoir depuis l’An Un.
— Je ne vois toujours pas où tu veux en venir. En quoi cela te concerne-t-il ?
— J’ai un ami à Los Angeles, expliqua Jolanda, qui fait partie… disons d’une sorte de guérilla. Un groupe qui projette de s’infiltrer dans la station orbitale et d’en prendre le contrôle. Quand ils auront réussi, ils rassembleront tous les fugitifs pour les livrer et toucher les récompenses. Il y a une fortune colossale à gagner. Et, après, ils vivront comme des princes : de l’eau et de l’air purs, une nouvelle vie.
Ses yeux, étrangement fixes, brillaient d’un éclat encore plus vif que son regard habituel de camée. Elle semblait regarder derrière lui, ou à travers, vers quelque royaume lumineux de fantasmes assouvis.
— Mon ami m’a demandé si je voulais me joindre à eux, reprit-elle. Nous serions milliardaires, nous aurions notre propre petite planète. Il paraît que c’est très beau, là-haut, ces satellites L-5.
Enron s’était dégrisé d’un coup.
— Et quand tout cela doit-il arriver ? demanda-t-il.
— Très prochainement. Je crois qu’ils ont parlé de…
Jolanda s’interrompit et porta la main à sa bouche.
— Seigneur ! souffla-t-elle. Qu’est-ce que j’ai fait là ? Jamais je n’aurais dû te parler de ça !
— Si, Jolanda, c’est très intéressant.
— Écoute, Marty, ce n’est pas vrai ! Il n’y a rien de vrai, pas un mot ! C’est juste une histoire, une idée de scénario sur laquelle ils travaillaient, il n’y a rien de réel ! Il ne faut pas prendre ça au sérieux ! Ce n’est pas vrai !
Elle le regardait d’un air horrifié.
— Tu n’aurais pas dû me laisser boire tant de vin, reprit-elle d’une voix grave et morne. Je te demande d’oublier tout ce que je viens de dire sur Valparaiso Nuevo. Tout. Je pourrais avoir de très graves ennuis, si… si…
Elle fondit en larmes, tout le corps secoué de longs sanglots. La main encore prise dans l’étau des jambes parcourues de mouvements convulsifs, Enron se mit à craindre pour son poignet.
— Calme-toi, Jolanda. Tu n’as aucune inquiétude à avoir. Je ne dirai pas un mot à quiconque.
Une lueur d’espoir brilla dans les yeux de Jolanda, mais l’expression terrifiée ne s’effaça pas de son visage.
— Tu me le jures ? Ils me tueraient, tu sais !
— Un bon espion doit protéger ses sources, mon chou. Et je suis un très bon espion.
Elle continua pourtant de trembler.
— Mais il faut que tu fasses quelque chose pour moi, poursuivit Enron. Je veux rencontrer ton ami de Los Angeles. Je veux parler avec lui, avec ceux de son groupe. Je veux travailler avec eux.
— Tu es sérieux ?
— Je suis toujours sérieux, Jolanda.
— Mais ce que je viens de te raconter n’a rien à voir avec ton…
— Bien sûr que si. Je suis persuadé qu’il y a à Valparaiso Nuevo des gens qui intéressent énormément l’État d’Israël. S’il est vraiment possible de mettre la main sur eux en payant, nous aimerions entrer en contact avec les vendeurs dès le début de l’opération. Nous serions d’autre part probablement en mesure de fournir à tes amis un soutien de nature très matérielle pour la réalisation de leur entreprise. Comment s’appelle ton ami, celui qui est à Los Angeles ?
Читать дальше