Continue, se dit-il. Mets-m’en donc un entre les jambes !
Mais, non. C’est entre les deux omoplates qu’elle appliqua le quatrième et dernier. Puis elle s’affaira un moment dans le placard autour d’une sorte d’appareil électronique. Il l’observa pensivement, suivant les mouvements de sa poitrine ballante et de sa croupe charnue sous la robe légère qu’elle portait pour tout vêtement, et se demanda combien de temps prendrait sa démonstration. Il avait autre chose à faire et était prêt à passer à l’action. Quand il s’était fixé un objectif, il pouvait se montrer très patient, mais il n’avait aucunement l’intention de passer toute la soirée à des absurdités.
Enron devait aussi avouer que les électrodes et les bioamplificateurs suscitaient en lui une légère inquiétude. S’il n’avait pas totalement perdu sa capacité de juger son prochain, cette femme était inoffensive, une petite évaporée au goût ridicule, à l’esprit sans rigueur et à la moralité de chamelle. Mais s’il se trompait ? Si elle appartenait en réalité au service de contre-espionnage de Samurai et lui avait habilement tendu un piège en usant sans retenue de ses hanches pleines et avides, et de son pubis sombre et odorant dans le but de lui administrer ce soir un grillage de cerveau ?
Tu es parano, se dit-il. C’est absurde.
— Voilà, fit Jolanda. Nous sommes prêts à commencer. Laquelle choisis-tu d’abord ?
— Quelle quoi ? demanda Enron.
— Sculpture.
— Celle de derrière, fit-il au hasard.
— Un bon choix pour commencer. Je vais compter jusqu’à trois, puis tu commenceras à avancer vers elle. Un… deux…
Il ne vit d’abord rien d’autre que la sculpture elle-même, un assemblage disgracieux, peu esthétique de pièces de bois disposées à des angles bizarres et soutenues par une armature métallique en partie visible. Mais, soudain, quelque chose commença de luire dans les profondeurs de la sculpture et, un instant plus tard, il prit distinctement conscience de l’action d’un champ psychogénique : une palpitation derrière la nuque, une autre dans l’abdomen, une sensation générale de désorientation. Comme si ses pieds commençaient à quitter le sol, presque comme s’il prenait son essor et se mettait à flotter, franchissant la porte qui menait à la partie principale de la construction avant de traverser le plafond et de se fondre dans la nuit chaude et poisseuse…
La sculpture s’appelait Ad astra per aspera. Il devait donc être censé effectuer une simulation de voyage interstellaire. S’envoler vers les galaxies lointaines.
Mais tout ce qu’Enron éprouva fut cette sensation initiale de décollage. Il n’alla nulle part, ne ressentit rien d’autre qu’un trouble bizarre de son système nerveux. Comme si son élan vers les étoiles était bridé, comme s’il ne pouvait parcourir qu’une distance limitée avant de se heurter à une sorte de mur psychique.
— Et voilà, fit Jolanda tandis que les sensations se dissipaient. Qu’est-ce que tu en penses ?
Il était prêt, comme toujours, jamais pris au dépourvu.
— Magnifique, absolument magnifique ! Je ne m’étais pas tout à fait préparé à quelque chose d’une telle intensité. Ce que j’ai éprouvé…
— Non ! Ne me dis rien ! Cela doit rester secret… C’est ton expérience personnelle de l’œuvre. Il n’y en a pas deux de semblables. Et je ne me permettrais jamais de te demander d’exprimer ce qui est essentiellement non verbal. Cela gâcherait tout pour toi, tu ne crois pas ?
— Absolument.
— Veux-tu passer maintenant à La Tour du cœur ?
— Volontiers.
Elle toucha chacune des électrodes, comme pour effectuer un léger réglage des récepteurs, et repartit vers le placard.
La sculpture, large, massive, ne ressemblait en rien à une tour, de l’avis d’Enron. Son armature luisait comme l’autre, mais d’une teinte plus sombre, un bleu violacé au lieu d’un rose doré. Quand Enron commença à s’en approcher, il ne ressentit pas grand-chose, puis il éprouva le même genre de malaise que précédemment, en fait une sensation très semblable. Ce n’est donc qu’une supercherie, songea-t-il, un courant électrique de faible intensité provoque des réactions nerveuses et un léger malaise, et l’on fait comme si l’on venait d’éprouver une émotion esthétique d’une rare profondeur qui…
D’un seul coup, sans que rien ne l’eût annoncé, il se trouva au bord de l’orgasme.
C’était extraordinairement embarrassant. Non seulement son intention était de réserver cet orgasme pour un moment plus favorable, quand la soirée serait plus avancée, mais l’idée de perdre toute maîtrise de soi, de tacher son pantalon comme un collégien était insupportable. Il lutta pour se retenir. Les émanations provenant de la deuxième sculpture étaient beaucoup plus fortes que celles de la première et il avait beaucoup de mal à résister. Il savait qu’il devait avoir le visage empourpré de honte et de fureur, et son érection était si violente qu’elle en devenait douloureuse. Il n’osait pas baisser les yeux pour vérifier si elle était visible. Mais il résistait. Cela devait bien faire trente ans qu’il n’avait pas été obligé de lutter désespérément contre la montée du plaisir, depuis l’époque hypersensible de son adolescence ardente. Tout son esprit était empli d’images de Jolanda Bermudez, le corps opulent, les énormes seins ballants, le sexe brûlant, humide, palpitant. Elle l’aspirait, elle l’engloutissait, elle l’emportait sur une vague de plaisir. Pense à n’importe quoi d’autre ! s’adjura-t-il. Pense à la mer Morte, au goût âpre et métallique de son eau, à la pellicule visqueuse qui recouvre ton corps quand tu en sors. Pense à la coupole dorée de la mosquée d’Omar étincelant au soleil de midi. Pense à la couche immonde de gaz à effet de serre qui enveloppe notre pauvre planète. Pense aux derniers cours de la Bourse… à du dentifrice… à des oranges… à la chapelle Sixtine…
… aux chameaux du marché de Beersheba…
… au grésillement des brochettes d’agneau sur le gril…
… aux récifs de corail au large d’Elath…
… pense à… aux…
Il sentit brusquement la tension qui se relâchait. Le sang gonflant les tissus reflua. Son érection alla décroissant. Enron retint son souffle, se forçant à retrouver son calme.
Le silence régnait dans la pièce. Il s’obligea à regarder dans la direction de Jolanda. Quand il posa les yeux sur elle, il vit qu’elle souriait… d’un air entendu, narquois peut-être. S’était-elle rendu compte de ce qui s’était passé ? Impossible à dire. Elle devait savoir quel effet la sculpture avait produit sur lui. Mais il ne fallait pas oublier que chacun était censé réagir différemment. C’était une forme d’art purement subjective.
Il ne lui révélerait rien. Comme elle l’avait dit, chaque expérience personnelle de l’œuvre devait rester secrète.
— Extraordinaire, fit-il. Inoubliable.
Il avait de la peine à reconnaître sa propre voix, rauque, voilée.
— Je suis si heureuse que cela t’ait plu ! lança-t-elle gaiement. Veux-tu passer à Agamemnon maintenant ?
— Dans un petit moment, peut-être. J’aimerais d’abord… savourer ce que j’ai déjà reçu. Y réfléchir, si c’est possible.
Enron se rendit compte qu’il transpirait comme s’il venait de courir un dix mille mètres.
— Tu veux bien ? reprit-il. Attendre un peu pour la troisième ?
— Il est vrai que, parfois, cela peut être bouleversant.
— Et puis si tu avais quelque chose à boire…
— Bien sûr. Suis-je bête de t’avoir traîné directement ici, sans même t’offrir à boire !
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