Elle retira les électrodes et alla chercher une bouteille de vin. Un vin blanc, moelleux et tiède. Ces Américains ! Ils ne comprenaient vraiment rien à ce qui comptait. Enron demanda gentiment si elle avait du rouge. Elle en trouva aussi une bouteille, mais il ne gagna pas au change : le vin avait un goût de poussière et devait être bourré de polluants mortels et d’infâmes résidus d’insecticides. Ils sortirent du studio pour aller s’installer sur une sorte de divan, devant la longue fenêtre basse de l’une des pièces de devant, et s’abîmèrent dans la contemplation d’un coucher de soleil d’une stupéfiante complexité photochimique, un spectacle apocalyptique d’une démesure wagnérienne : de gigantesques bandes déchiquetées d’or et d’écarlate, de vert, de violet et de turquoise s’affrontaient avec violence pour la possession du ciel au-dessus de San Francisco. De loin en loin, Jolanda poussait un profond soupir et ses épaules étaient parcourues d’un frisson de pur ravissement esthétique. Oh oui ! Comme elle était belle, la demeure du Créateur, illuminée de manière si éblouissante par les souillures industrielles du Créateur !
Nous n’allons pas tarder à aller dîner, songea Enron, et je poserai les questions que je dois lui poser, puis, dès notre retour, je la prendrai par terre, dans cette pièce, sur l’épais tapis de Perse. Ensuite, je regagnerai mon hôtel et je ne la reverrai plus. Jamais de la vie je ne la laisserai me remettre ces électrodes, ni ce soir ni aucun autre soir !
Mais d’abord les questions… Comment amener la conversation sur le sujet qui l’intéressait au premier chef ? Il allait falloir manœuvrer habilement. Et avec tout ce flamboiement romantique dans le ciel…
Mais il eut la chance d’arriver à ses fins beaucoup plus rapidement qu’il ne l’espérait. C’est elle qui lui en fournit l’occasion devant le coucher de soleil.
— Le soir où nous avons tous dîné ensemble, Isabelle a dit que tu étais un espion. Est-ce que tu t’en souviens, Marty ?
— Bien sûr, répondit-il en étouffant un petit rire. Elle a même dit que j’étais un espion au service de Kyocera-Merck.
— C’est vrai ?
— Voilà une question pour le moins directe. C’est charmant et tellement américain !
— Je m’interrogeais, c’est tout. Je n’ai jamais couché avec un espion, autant que je sache. À moins que tu n’en sois un. Ce serait intéressant de le savoir.
— J’en suis un, naturellement. Tous les Israéliens sont des espions, c’est bien connu.
Jolanda éclata de rire et remplit leurs deux verres de l’abominable piquette.
— Non, je t’assure que c’est vrai. Dans notre patrie, nous avons vécu si longtemps au milieu des périls, cernés par l’ennemi, sous la menace de ses armes ; comment aurions-nous pu, dans ces conditions, ne pas développer cette habitude de la vigilance, si profondément ancrée en nous ? Une nation d’espions, en effet. Partout où nous allons, nous observons, nous rôdons, nous soulevons les couvre-lits pour découvrir ce qu’ils peuvent dissimuler. Mais un espion au service de Kyocera-Merck, non. Certainement pas. Je n’espionne que pour ma patrie. C’est une question de patriotisme, pas d’avidité économique, comprends-tu ?
— Mais tu parles sérieusement, fit-elle avec étonnement.
— Un journaliste, un espion… Cela revient au même, non ?
— Tu es donc venu pour poser des questions à Nick Rhodes, parce que ton pays veut voler les secrets de ses travaux sur l’adaptation ?
Enron se rendit compte que l’alcool agissait très rapidement sur elle. Leur conversation, commencée sur le ton du badinage, avait pris une tournure très différente.
— Voler ? Jamais je ne ferais cela. Nous ne volons pas. Nous obtenons des licences, nous copions, si nécessaire, nous réinventons, mais nous ne volons pas. Le vol est prohibé par la loi de Moïse ; elle nous dit : Tu ne voleras pas . Mais nous pouvons imiter. Les préceptes du Décalogue n’en font pas mention. Et je t’avoue, avec franchise et sans hésitation, que nous souhaitons en savoir plus long sur les recherches de ton ami le docteur Rhodes, sur ce programme de transformation génétique de l’espèce humaine.
Enron l’observa attentivement. Elle était déjà passablement excitée : la chaleur du soir, le vin, la réaction sans doute apparente suscitée par La Tour du cœur, tout avait contribué à éveiller le désir de Jolanda. Il se pencha vers elle et posa la main sur la sienne.
— Maintenant que j’ai reconnu être un espion, fit-il d’une voix insinuante, sur le ton de la confidence, tu ne m’en voudras pas de me livrer à mes louches activités. D’accord ? Bon.
Elle sembla prendre cela pour un jeu. Très bien ; il était content de l’amuser.
— Réponds-moi, veux-tu ? reprit-il. Que penses-tu de Rhodes, sincèrement ? Est-il sur la bonne voie ? Vont-ils réussir à produire dans son labo un être humain d’un genre nouveau ?
— Mais tu ne plaisantais pas ! Tu es vraiment un espion !
— Je ne l’ai jamais nié, que je sache. Allez, réponds-moi.
Enron lui caressa le bras. Sa peau était d’une étonnante douceur, la plus douce qu’il eût jamais touchée. Il se demanda si elle avait fait recouvrir son corps d’un de ces produits synthétiques, comme le faisaient certaines femmes.
— Que peux-tu me dire sur lui ? Que sais-tu de ses travaux ?
— Rien, répondit-elle. Je te jure que c’est la vérité, Marty.
Il lui avait demandé de l’appeler « Marty », car « Meshoram » avait pour elle des consonances trop étrangères. Elle se mit à pouffer. L’idée de devenir une source de renseignements ne lui déplaisait peut-être pas.
— Je te dirais ce que je sais si je savais quelque chose, mais ce n’est pas le cas. C’est à Isabelle que tu aurais dû faire du plat, si c’est tout ce que tu cherchais. De temps en temps, Nick lui parle un peu de son travail, mais elle ne me raconte rien, du moins rien qui puisse t’être utile. Ce que je sais est très fragmentaire.
— Par exemple ? demanda-t-il en suivant du plat de la main la courbe de sa poitrine, ce qui la fit frémir et se trémousser légèrement. Vas-y, insista-t-il. Dis-moi ce que tu sais.
Elle ferma les yeux un instant, comme pour réfléchir.
— Eh bien, je sais qu’il y a un jeune chercheur du labo qui est sur la voie d’une découverte capitale, quelque chose qui permettra de modifier notre sang qui, de rouge, deviendra vert. Et cela entraînera d’autres changements, mais je ne sais pas lesquels. Je t’assure que je ne sais pas… Tiens, reprends un peu de vin. Il est bon, non ? Du sang vert ! Je suppose que c’est mieux que d’être obligé de boire du vin vert.
Enron fit semblant d’avaler une gorgée. Du sang vert… Une sorte d’adaptation de l’hémoglobine ? Mais il comprit qu’elle lui disait la vérité : elle ne savait rien d’autre. Il était probablement inutile d’essayer d’obtenir des détails.
— Connais-tu le nom de ce chercheur ? demanda-t-il par acquit de conscience. Le jeune ?
— Moi, non, mais Isabelle le connaît peut-être. Tu devrais lui parler.
— C’est une femme au caractère très difficile. Je ne suis pas sûr qu’elle se montrerait coopérative.
— Oui, fit Jolanda, les yeux baissés sur son verre, tu as certainement raison. Après tout, si Israël souhaite mettre au point sa propre technologie de l’adaptation et si tu es venu déterminer l’état des recherches de Samurai dans ce domaine, Isabelle soutiendrait en t’aidant la cause de cette technologie. Et tu connais sa position là-dessus.
— Oui.
— Qui, d’ailleurs, est aussi la mienne. Je trouve cela absolument terrifiant. Franchement, cela me fait froid dans le dos.
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