Ils avaient déjà parlé de ça. Enron s’arma de patience.
— Mais, si c’est indispensable, si c’est le seul moyen qui nous reste pour préserver notre espèce sur la Terre…
— Est-il si important que l’espèce humaine reste sur la Terre, si la planète est complètement bousillée ? Nous pourrions tous émigrer vers les stations orbitales.
Il lui versa du vin. Le soleil s’était couché et le ciel virait rapidement au noir. Au fond de la baie, les lumières de San Francisco commençaient à apparaître, brillant par intermittence dans la brume épaisse. La main d’Enron parcourut négligemment le corps plantureux de Jolanda : les seins, le ventre, un arrêt sur le genou avant de remonter le long de la cuisse. Ces préliminaires semblaient avoir pour effet de lui délier la langue. Il continua de la caresser. La tête rejetée en arrière, elle avait fermé les yeux. L’un des chats bondit à côté d’Enron et commença de se frotter la tête contre son bras. Il écarta prestement l’animal d’un petit coup de coude.
— Nous aimons notre patrie, reprit-il d’une voix douce. Nous avons lutté pendant des siècles pour en prendre possession. Nous n’accepterons jamais de l’abandonner maintenant, même pour un Nouvel Israël dans les étoiles.
— Les Japonais ont bien quitté leur pays. Les riches, en tout cas. Ils sont aujourd’hui dispersés aux quatre coins de la planète. L’amour de la patrie était aussi fort chez eux qu’il l’est chez vous, mais ils sont partis. S’ils l’ont fait, pourquoi ne pourriez-vous en faire autant ?
— Ils sont partis, c’est vrai, mais parce que leurs îles étaient englouties par la montée des eaux. Parce qu’ils ont perdu toutes leurs terres fertiles et la majorité de leurs villes, et qu’il ne restait plus que des sommets incultes. Sinon, ils ne seraient jamais partis ; ils continueraient de s’accrocher à chaque pierre. Mais ils n’ont pas eu le choix. Pas plus que nous, il y a bien longtemps, deux ou trois mille ans, quand nos ennemis nous ont forcés à quitter Israël pour un long exil. Mais, un beau jour, nous sommes revenus. Nous nous sommes donné du mal, nous avons souffert, construit, combattu. Et aujourd’hui, nous vivons au jardin d’Éden. La pluie bienfaisante nous arrose, le désert s’est mué en plaines verdoyantes. Nous ne repartirons pas.
— Mais à quoi bon rester, si tout doit changer radicalement ? demanda Jolanda d’une voix ténue aux intonations étranges, comme si elle venait de très loin. Si nous nous transformons en bizarres créatures mutantes, pourra-t-on encore parler d’humanité ? Seras-tu encore un juif, si tu as le sang vert et des branchies ?
— Je pense que rien n’est dit dans la Bible, répondit Enron en souriant, sur la couleur que doit avoir notre sang. Il y est simplement écrit que nous devons observer la loi et mener une vie honorable.
Jolanda réfléchit un petit moment.
— Le métier d’espion est-il honorable ? demanda-t-elle enfin.
— Bien sûr. C’est une tradition très ancienne. Quand Josué s’apprêta à nous faire traverser le Jourdain, il envoya deux espions sur l’autre rive. Ils revinrent annoncer à Josué que nous pouvions traverser le fleuve sans risque, que les habitants de ce pays étaient pétrifiés de terreur, car ils avaient compris que le Seigneur avait donné leur terre aux Israélites. La Bible ne mentionne pas le nom de ces deux espions, mais ils furent les premiers agents secrets.
— Je vois.
— Aujourd’hui encore, poursuivit Enron, nous envoyons les nôtres à la recherche des dangers. Il n’y a rien de déshonorant à cela.
— Ceux de ton peuple voient des ennemis partout, n’est-ce pas ?
— Nous voyons des dangers.
— S’il y a des dangers, il doit y avoir des ennemis. Mais le temps des guerres entre les nations est révolu. Il n’y a plus d’ennemis. Nous sommes tous alliés aujourd’hui dans un même combat pour sauver la planète. Se pourrait-il que ces ennemis qui vous tracassent tant n’existent que dans votre imagination ?
— Notre histoire nous enseigne la prudence, répliqua-t-il. Pendant trois mille ans, nous avons été chassés de lieu en lieu par des gens qui nous détestaient, nous enviaient ou cherchaient simplement à faire de nous des boucs émissaires. Pourquoi en irait-il autrement aujourd’hui ? Il serait stupide de notre part d’imaginer que le millénium est arrivé.
Enron se sentit brusquement sur la défensive, une sensation peu familière. S’il était là, ce soir, c’était pour poser des questions, pas pour apporter des réponses. Mais elle était très obstinée. Il avala une grande gorgée de l’affreux pinard.
— Les Assyriens ont massacré notre peuple, reprit-il. Les Romains ont brûlé notre temple. Les croisés nous ont reproché la mort du Christ.
Le vin descendait mieux maintenant.
— As-tu entendu parler des camps de la mort construits à notre intention par les Allemands au milieu du XX esiècle ? Six millions des nôtres ont péri pour la seule raison qu’ils étaient juifs. Les survivants sont allés s’établir en Israël. Nous étions encerclés par des musulmans qui nous haïssaient. Ils firent le serment d’achever ce que les Allemands avaient commencé et essayèrent à plusieurs reprises. Il n’est pas facile de mener une existence paisible et productive quand, de l’autre côté du fleuve, se trouve un ennemi qui a décrété la guerre sainte.
— Mais cela fait longtemps. Les Arabes sont vos amis maintenant.
— C’est agréable de se dire cela, non ? La manne du pétrole n’existe plus et, même si toute notre région est devenue beaucoup plus fertile depuis les changements climatiques, leurs terres sont surpeuplées et ils ne peuvent plus s’offrir le luxe d’une guerre sainte qu’ils aimeraient probablement poursuivre. Ils se sont donc tournés vers ce voisin israélien dont la présence était brusquement accueillie avec plaisir pour lui demander une assistance technologique et industrielle. Et maintenant, c’est vrai, nous sommes tous amis. Nous sommes partenaires. Mais les choses peuvent toujours changer. À mesure que la situation sur la Terre ira en s’aggravant, il se peut que ceux qui ne bénéficient pas de nos atouts décident de se retourner contre nous. Cela s’est déjà produit.
— Vous êtes incroyablement soupçonneux !
— Soupçonneux ? Mais tout prête aux soupçons ! Voilà pourquoi nous ne relâchons jamais notre vigilance. Nous envoyons des agents dans le monde entier afin de flairer les dangers. Les Japonais, par exemple, nous inquiètent.
— Les Japonais ? Pourquoi ?
Enron se rendit compte qu’il était légèrement ivre. Encore une sensation très inhabituelle.
— C’est un peuple haïssable. Un peuple haineux. Ils possèdent d’énormes richesses, mais vivent comme de misérables exilés. Une existence recluse de paranoïaques dans leurs petites enclaves hyper-protégées, disséminées sur toute la surface de la planète. Enfermés derrière leurs murs, ressassant leur amertume d’avoir été chassés de leur pays, détestés par tout le monde pour leur argent et leur pouvoir, opposant à tous une haine encore plus forte, nourrie par un ressentiment et une envie démesurés. Et ceux qu’ils haïssent plus que n’importe qui, ce sont les Israéliens, car, nous aussi, en d’autres temps, nous avons vécu en exil, mais nous avons pu regagner notre pays et c’est un pays magnifique ; car nous sommes forts et entreprenants, nous aussi, et nous contestons aujourd’hui dans le monde entier leur position dominante.
La main d’Enron n’avait pas cessé d’explorer l’intérieur des cuisses de Jolanda. Elle referma les jambes sur son poignet, moins pour l’empêcher d’aller plus loin que pour le plaisir de garder sa main à cet endroit. Avait-elle envie de parler ou de faire l’amour ? Peut-être les deux à la fois, se dit Enron. Pour elle, les deux choses semblaient liées. C’était une intarissable bavarde – sans doute cette drogue qu’elle prenait, l’hyperdex – et une obsédée sexuelle. Il faudrait que je mette un terme à tout ce babillage et que je la fasse rouler avec moi sur le tapis. Puis nous irons dîner. Il avait l’impression de n’avoir rien mangé depuis trois jours.
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