— Alors, tu vas vraiment partir, Nick ?
— Je ne sais pas. J’avoue que la perspective qu’un tel pouvoir soit détenu par Samurai me plonge dans un abîme de confusion. Je ne me suis jamais trouvé dans ce genre de situation. Et j’aime mon boulot. J’aime être à Santachiara. Je pense la plupart du temps que ce que nous faisons est important et nécessaire. Mais Isabelle exerce une pression terrible sur moi et cela me brouille les idées. Si jamais elle devinait la nature de mes inquiétudes, elle ne me laisserait plus en paix un seul instant. Elle considère déjà les mégafirmes comme des dangers pour l’humanité. Surtout Samurai.
— Elle est perturbée, Nick.
— Non, elle est simplement une ardente…
— Écoute-moi, Nick ! Isabelle souffre de troubles affectifs. Tout comme son amie Jolanda que tu as eu la bonté de jeter dans mon lit, l’autre soir. Ces femmes ont une sexualité très développée et, nous autres, toujours en quête du réconfort d’une partie de jambes en l’air, sommes terriblement vulnérables à l’appel de la drogue mystérieuse qui palpite entre leurs cuisses ; mais leur crâne est bourré de toutes sortes de conneries. Elles manquent de culture, elles ont des connaissances plus que sommaires et ne sont pas capables de penser correctement ; elles gobent tous les scénarios-catastrophes qui circulent et passent leur temps à défiler et à scander des slogans pour essayer de changer le monde de cinq manières différentes et incompatibles à la fois.
— Je ne vois pas en quoi cela t’autorise à dire quelle souffre de troubles affectifs, fit sèchement Rhodes.
— Bien sûr que tu ne vois pas : tu es amoureux d’elle et tout ce qu’elle fait trouve grâce à tes yeux. Eh bien, Nick, si Isabelle t’aimait, elle serait capable de faire la moitié du chemin pour comprendre la portée de tes travaux au lieu d’afficher cette jalousie paranoïaque, cette haine de ton dévouement à la sauvegarde de l’humanité. Au lieu de cela, elle se délecte du pouvoir qu’elle a sur toi et espère éprouver un grand frisson de bonheur, le jour où elle réussira à t’arracher à tes errements. Elle est incapable de saisir les contradictions inhérentes à la répulsion que lui inspirent tes travaux, contradictions qu’elle parvient maintenant à implanter dans ton propre esprit. Tu t’es empêtré de quelqu’un qui ne te convient pas du tout, Nick. À ta place, je la laisserais tomber sans perdre une seconde.
— Je ne désespère pas de l’amener à mon point de vue.
— D’accord ! La raison finira par triompher, comme toujours ! L’expérience m’a pourtant appris que la raison ne triomphe jamais ou presque. À propos, quel est exactement ton point de vue ? Tu veux mener à bien tes recherches, mais le projet de Van Vliet t’inquiète et tu es terrifié à l’idée de devoir remettre un jour à Samurai la clé de la domination planétaire.
Carpenter prit une longue inspiration. Il se demanda s’il n’était pas trop dur avec Rhodes.
— Si tu veux un petit conseil d’ami, reprit-il, n’abandonne pas le génie génétique. Parce que tu crois fondamentalement à l’importance et à la nécessité de ce que tu fais. N’est-ce pas, Nick ?
— Euh !…
— Bien sûr que tu y crois ! Tu hésites peut-être à remettre un tel pouvoir entre les mains de Samurai Industries et je comprends assurément ta position, mais, au fond, tu es persuadé que l’adaptation de l’espèce humaine à l’atmosphère du futur est la seule solution pour perpétuer notre civilisation sur la Terre.
— Oui, j’en suis persuadé.
— Avec juste raison. Ton boulot est la seule chose qui te permette de préserver ton équilibre mental dans ce pauvre monde réduit à l’état de serre géante. Ne l’abandonne surtout pas ! Plonge-toi dedans, aussi profondément que tu le peux, et, si Isabelle ne peut pas le supporter, trouve-toi une autre amie. Je suis sérieux, tu sais. Tu auras la sensation, pendant un certain temps, d’avoir subi une sorte d’amputation, puis tu rencontreras quelqu’un d’autre – comme cela arrive toujours – et, même si ce n’est pas aussi magique qu’avec Isabelle, ce sera bien et, au bout d’un moment, tu te demanderas ce qu’il pouvait bien y avoir eu de magique.
— Je ne sais pas. Je ne pense pas que…
— Ne pense pas ! Agis. Pour ce qui est de tes scrupules à apporter à Samurai le monde sur un plateau d’argent, ce n’est pas difficile non plus. Tu n’as qu’à quitter Santachiara et t’adresser ailleurs, chez Kyocera-Merck par exemple. Emmène toute ton équipe. Fais profiter la concurrence du fruit de vos recherches en biotechnologie. Laisse-les s’entre-déchirer pour la domination planétaire, mais qu’au moins cette technologie soit utilisable quand l’humanité en aura besoin.
— Mais je ne peux pas faire ça ; ce serait une violation de mon contrat. Ils me traqueraient pour m’abattre.
— Il y a des exemples de gens qui ont survécu après avoir changé d’employeur, Nick. Tu pourrais bénéficier d’une protection. Il te suffit de rendre public ton désir de ne pas voir une seule mégafirme détenir le secret des travaux sur l’adapto humain. Et ensuite…
— Écoute, Paul, cette conversation commence à devenir très dangereuse.
— Oui, je sais.
— Il vaudrait mieux en rester là. Je dois réfléchir à tout ce que tu m’as dit.
— J’embarque demain. Je serai dans le Pacifique pendant plusieurs semaines.
— Donne-moi un numéro où je pourrai te joindre à bord du navire.
— Non, fit Carpenter après un instant de réflexion. Ce n’est pas une bonne idée. Navire affrété par Samurai, fréquences radio de Samurai. Nous discuterons à mon retour à Frisco.
— Bon, d’accord.
Rhodes paraissait très nerveux, comme s’il commençait à imaginer que leur conversation était déjà un sujet de débat au niveau le plus élevé de la Compagnie.
— Au fait, Paul, un grand merci pour tout ce que tu m’as dit. Je sais que tu m’as parlé de certaines choses qu’il était important que j’entende. Mais je ne sais pas si je serai en mesure de les mettre en pratique.
— Cela ne dépend que de toi, mon vieux.
— Je suppose.
Un faible sourire joua sur le visage de Rhodes.
— Fais bien attention à toi quand tu seras en pleine mer, reprit-il. Et rapporte-moi un iceberg, s’il te plaît. Un petit.
— Gros comme ça, fit Carpenter, écartant le pouce et l’index de cinq centimètres. Bonne chance, Nick.
— Merci, dit Rhodes. Merci pour tout.
L’écran du viseur s’éteignit. Carpenter haussa les épaules, secoua la tête. Un élan de pitié pour Nick Rhodes monta en lui et il eut le sentiment écrasant de l’inutilité de tout ce qu’il venait de dire. Rhodes souffrait, certes, mais il était trop faible, trop indécis, trop vulnérable pour réussir à se détacher de tout ce qui lui faisait du mal. L’échec de son mariage avait bien failli le tuer ; sous le coup de la déception, il s’était entiché d’une de ces écervelées gauchisantes de San Francisco et se retrouvait maintenant pieds et poings liés, prisonnier du vagin magique d’Isabelle Martine de qui il lui fallait subir tous les soirs, au retour du labo, les récriminations contre les manipulations génétiques. Affreux. Et, par-dessus le marché, il se rongeait d’inquiétude à l’idée de voir aboutir les travaux de son équipe, une réussite qui ferait tomber l’économie mondiale sous la griffe de Samurai Industries. Tout cela témoignait d’une composante masochiste dans la structure psychique de Rhodes, dont Carpenter n’avait jamais pris clairement conscience.
Et merde ! se dit-il. La vérité, c’est que Nick s’inquiète trop. S’il continue, il descendra prématurément dans la tombe. Mais on dirait qu’il aime cela ! Voilà quelque chose que j’ai vraiment beaucoup de mal à comprendre.
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