— On va se faire quelques monstres de glace, hein, cap’tain ? lança Nakata avec un large sourire. Faut pas que les gens crèvent de soif à San Francisco, ajouta-t-il en pouffant.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle à San Francisco ? demanda Carpenter.
— Tout, répondit Nakata. Une ville de cinglés. Toujours été comme ça. Des homos, des grosses têtes, des tordus en tout genre. Vous n’êtes pas de Frisco, hein, cap’tain ?
— Non, Los Angeles. De l’ouest, pour être précis.
— Bon… Moi, je suis de Santa Monica, à quelques encablures de chez vous. J’ai toujours détesté cette ville. Samurai avait prévu d’envoyer ce bateau à Los Angeles, vous savez, mais Frisco l’a affrété le mois dernier.
Il agita vaguement la main derrière lui, en direction de la baie au fond de laquelle la charmante cité s’étageait sur les collines.
— Je trouve ça très drôle, reprit Nakata, de transporter de l’eau douce pour la Californie du Nord. Mais on fait le travail pour lequel on est payé, hein, cap’tain ?
— Exact, répondit Carpenter en hochant la tête. C’est le système.
— Je vous fais visiter le bateau maintenant ? demanda Hitchcock.
— L’équipage comprend encore deux personnes, non ?
— Oui, Caskie et Rennett. Elles font une virée en ville et ne devraient pas tarder à revenir.
Rennett était chargée des opérations et de l’entretien, Caskie des communications. Carpenter fut légèrement contrarié de constater que les deux femmes n’étaient pas à bord pour l’accueillir, mais il n’avait prévenu personne de l’heure précise de son arrivée. Il se dit que l’accueil officiel n’était que partie remise.
Hitchcock l’emmena donc faire le tour du navire, en commençant par les énormes robinets du pont et le lance-grappins. Il distingua les grappins colossaux, bien rangés dans l’enfoncement ménagé dans le flanc du bateau ; puis ils descendirent jeter un coup d’œil au moteur à propulsion nucléaire, assez puissant pour remorquer sur la moitié de la planète une île d’une bonne taille.
— Et voici nos somptueuses cabines, annonça Hitchcock.
Carpenter savait qu’il ne devait pas s’attendre à quelque chose de luxueux, mais il était loin d’imaginer un tel manque de confort. Comme si les architectes du bâtiment, ayant oublié qu’il devait y avoir à bord un équipage en chair et en os, n’avaient ménagé qu’après coup pour les marins un peu d’espace au milieu de toute la machinerie. Les différentes cabines étaient éparpillées dans les coins et les recoins. Celle de Carpenter, un poil plus grande que les autres, n’était pourtant guère plus spacieuse que l’une de ces capsules de couchage, de la taille d’un cercueil, qui faisaient office de chambres dans l’hôtel d’un aéroport ; pour les moments de détente, il leur fallait partager une unique petite bulle à l’arrière et la partie du pont avant où Carpenter avait vu Hitchcock vérifier son matériel.
Il va falloir vivre comme des sardines en boîte, se dit Carpenter.
Mais il était bien payé et il y avait des possibilités d’avancement. Et puis il pourrait au moins respirer l’air pur du large, plus salubre en tout cas que le brouillard gris, brun et vert, la purée de pois qui pesait la plupart du temps sur les régions habitables de la côte Ouest.
— Avez-vous les détails de notre itinéraire, cap’tain ? demanda Hitchcock quand il eut montré tout ce qu’il y avait à voir.
— Tout est là, répondit Carpenter en tapotant sa poche de poitrine.
— Ça vous ennuie, si je commence à l’étudier ?
Il tendit à Hitchcock le petit cube de données bleu qu’on lui avait remis le matin même au centre d’information. Il savait qu’il donnait un caractère quelque peu cérémonieux à sa prise de commandement en remettant officiellement à son navigateur le logiciel du programme prescrivant leur route. Hitchcock devait déjà avoir une idée approximative de leur destination et était probablement capable de les y conduire, à la manière des marins qui avaient sillonné le Pacifique depuis l’époque de sir Francis Drake et du capitaine Cook. Ils n’avaient jamais eu besoin d’ordinateurs et il en allait très probablement de même de Hitchcock. Mais la remise du cube de données au navigateur était l’équivalent moderne de la réunion de l’équipage au pied du grand mât, à la veille du départ, et cela ne déplaisait pas à Carpenter : il prenait un certain plaisir à être l’héritier d’une tradition ancienne.
Un hardi navigateur. Ulysse, Vasco de Gama, Christophe Colomb, Magellan. Le capitaine Kidd. Le capitaine Crochet. Le capitaine Achab.
Hitchcock se retira et le laissa seul dans la cabine exiguë. Carpenter rangea ses affaires, les tassant de son mieux dans les compartiments réservés à cet effet. Quand il eut terminé, il appela Nick Rhodes à son bureau des Laboratoires Santachiara.
— Tu n’as pas idée du luxe de ma cabine, commença-t-il. Je me sens comme J.P. Morgan à bord de son yacht.
— J’en suis très heureux pour toi, fit Rhodes d’un ton lugubre.
L’écran du viseur du communicateur de la cabine n’était pas beaucoup plus gros qu’un timbre-poste, la définition, de mauvaise qualité, en noir et blanc, semblait remonter aux balbutiements de l’électronique. Malgré cela, Carpenter remarqua la mine abattue de son ami.
— Ce n’est pas vrai, poursuivit-il, je mens effrontément. Il y a de quoi devenir claustrophobe ici. Si j’avais une érection, je ne pourrais même pas me retourner dans ce cagibi… Qu’est-ce qui ne va pas, Nick ?
— Pourquoi demandes-tu ça ?
— Je le vois sur mon viseur, comme le nez au milieu de ta figure. Tu sais que tu peux me parler franchement.
— Je viens d’avoir une discussion avec Isabelle, fit Rhodes après une hésitation.
— Et alors ?
Un autre petit silence.
— Que penses-tu d’elle, Paul ? Je veux la vérité.
Carpenter se demanda si c’était vraiment un sujet à aborder.
— C’est une femme très intéressante, répondit-il prudemment.
Rhodes ne sembla pas se contenter de si peu.
— Elle doit être extrêmement passionnée, reprit-il au bout d’un moment.
— Je t’ai dit que je voulais le fond de ta pensée.
— Et très entière dans ses convictions.
— En effet, approuva Rhodes. Ça, on peut le dire.
Carpenter hésita encore, puis décida d’aller de l’avant. On doit la vérité à ses amis.
— Mais ses convictions sont très embrouillées. Elle a la tête farcie d’idées stupides et mal assimilées dont elle te rebat les oreilles. C’est bien cela le problème, Nick ?
— Exactement… Elle me rend fou, Paul.
— Raconte-moi.
— Hier soir, quand nous nous sommes couchés, j’ai voulu la prendre dans mes bras, comme je le fais toujours… C’est aussi naturel pour moi que de respirer. Mais, non, rien à faire. Elle voulait parler de la Relation. Pas de moi ni d’elle, non, de la Relation. Et tout de suite, ça ne pouvait pas attendre. Elle m’a dit que mes recherches mettaient la Relation en péril.
— Si tu veux mon avis, il y a du vrai là-dedans. Qu’est-ce qui compte le plus pour toi ?
— C’est tout le problème, Paul. Les deux sont aussi importants l’un que l’autre. J’aime mon travail et j’aime Isabelle. Mais elle veut que je quitte Santachiara. Elle ne m’a pas vraiment dit : « Soit tu arrêtes, soit nous nous séparons », mais, en substance, elle me demande de choisir.
Carpenter tapota de l’ongle le devant de ses dents.
— As-tu envie de l’épouser ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— Je n’en suis pas sûr. Je n’envisage pas sérieusement de me remarier, pas encore, mais, s’il y a une chose dont je suis certain, c’est de vouloir rester avec elle. Si elle insistait pour que je l’épouse, j’accepterais probablement. Il faut que je te dise, Paul, que sur le plan physique je n’ai jamais rien connu de tel. Dès que j’entre dans la pièce où elle se trouve, j’ai des picotements partout. Entre les jambes, au bout des doigts, dans les chevilles. J’ai l’impression de sentir une sorte de rayonnement qui émane d’elle et me fait perdre la tête. Et, dès que je pose la main sur elle, dès que nous commençons à faire l’amour…
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