— Amicale ?
— Absolument. Et je suis sincère. Nous ne sommes pas ennemis ; comme vous l’avez dit, nous sommes tous deux employés par Kyocera-Merck.
— Que voulez-vous de moi ? demanda de nouveau Wu.
— Je vous le répète, c’est une visite de politesse. Oublions le passé. Comprenez-vous ce que je dis ?
Wu garda le silence.
— Alors, reprit Farkas, comment trouvez-vous votre nouveau logement ? Tout est à votre convenance ? Que pensez-vous du laboratoire que l’on vous aménage ?
— Le logement est tel que vous le voyez. J’ai vécu dans des conditions moins confortables, mais aussi dans de bien meilleures. Quant au laboratoire, il est fort bien équipé. Une grande partie du matériel m’est absolument inconnu.
Wu parlait d’une voix monocorde, morne, éteinte, comme si cela lui eût coûté de moduler aussi peu que ce fût.
— Vous apprendrez à vous en servir, dit Farkas.
— Peut-être. Peut-être pas. Mes connaissances dans ce domaine de recherches sont périmées depuis des années, des décennies même. Rien ne garantit que je sois à la hauteur de ce que la Compagnie attend de moi.
— Peu importe, riposta Farkas. Vous êtes là et vous y serez dorloté jusqu’à ce que vous ayez accompli quelque chose de marquant ou que la Compagnie ne décide que vous ne lui êtes d’aucune utilité. J’ai l’intuition qu’en vous familiarisant avec ce nouveau matériel vous serez enthousiasmé par les progrès accomplis dans votre spécialité depuis votre départ et qu’il ne vous faudra pas longtemps pour réapprendre ce que vous avez oublié et assimiler les nouvelles découvertes. Après tout, docteur, que risquez-vous ? Vos travaux seront effectués dans la plus stricte légalité.
— Mes travaux ont toujours été effectués dans la plus stricte légalité, répliqua Wu du même ton morne et mécanique.
— Ah ! nous y voilà ! C’est de cela que je voulais vous parler.
Wu garda le silence.
— Vous est-il jamais venu à l’esprit, poursuivit Farkas, que vos sujets d’expérience, dans votre laboratoire de Tachkent, ne tenaient pas véritablement à ce que leur matériel génétique soit modifié ?
— Rien ne m’oblige à parler de ça. Vous avez dit vous même que le passé était oublié.
— Rien ne vous y oblige, c’est vrai, mais j’aimerais que vous le fassiez. Je n’ai aucun désir de vengeance, mais j’éprouve une certaine curiosité. Une très forte curiosité, je l’avoue, de certaines choses que vous pourriez m’apprendre sur vous-même.
— Pourquoi devrais-je vous répondre ?
— Parce que vous m’avez fait quelque chose de monstrueux, répondit Farkas d’une voix toujours calme, mais qui, pour la première fois, se faisait plus sèche, cinglante comme un coup de fouet. Cela me donne le droit, pour le moins, d’entendre des réponses de votre bouche. Dites-moi quelque chose, par simple compassion humaine. Vous êtes humain, docteur Wu, je ne me trompe pas ? Vous n’êtes pas seulement une sorte de créature sans âme, une manière d’androïde doué d’intelligence ?
— Vous me tuerez, n’est-ce pas, quand mon travail sur ce satellite sera terminé ?
— Vous croyez ? Je n’en sais rien. Je ne vois pas ce que cela pourrait m’apporter et ce serait une attitude bien mesquine. Mais, bien sûr, si jamais vous souhaitez que je vous tue…
— Non. Non.
— Vous savez, poursuivit Farkas en souriant, si j’avais vraiment voulu vous tuer, docteur, je l’aurais fait à Valparaiso Nuevo. Je ne suis pas inféodé à Kyocera-Merck au point de faire passer aveuglément les intérêts de la Compagnie avant les miens. Il est donc évident que je n’ai vu aucune raison de vous tuer quand j’en ai eu l’occasion. Je me suis contenté de remplir la mission pour laquelle on m’avait envoyé à Valparaiso Nuevo, à savoir vous amener à Cornucopia afin que vous puissiez mener à bien, pour le compte de la Compagnie, certaines recherches pour lesquelles vous aviez des compétences hors du commun.
— Bon, vous avez fait votre boulot. C’est très important, pour vous, de bien faire votre boulot. Mais, quand la Compagnie n’aura plus besoin de moi, vous me tuerez. Je le sais, Farkas. Pourquoi devrais-je parler avec vous ?
— Pour me donner des raisons de ne pas vous tuer quand la Compagnie n’aura plus besoin de vos services.
— Comment pourrais-je faire cela ?
— Eh bien, répondit Farkas, nous pouvons toujours essayer. Si je parvenais à comprendre un peu mieux votre point de vue, je serais un peu plus porté à la clémence. Par exemple, pendant vos expériences sur les fœtus, à Tachkent, que ressentiez-vous exactement au fond de vous-même, dans votre cœur, à propos de la nature de vos travaux ?
— Tout cela est si loin.
— Oui, près de quarante ans. Certains de ces fœtus sont devenus depuis des hommes, des adultes privés d’yeux. Mais vous devez avoir conservé quelques souvenirs. Dites-moi, docteur, avez-vous eu la moindre hésitation, le plus petit scrupule d’ordre moral avant de commencer à me charcuter dans le ventre de ma mère ? Un mouvement de répulsion sur le plan de l’éthique ? Ou de pitié, qui sait ?
— Je n’ai rien ressenti d’autre qu’une intense curiosité scientifique, répondit Wu, imperturbable. Je cherchais à apprendre des choses dont la découverte paraissait importante. C’est en se faisant la main que l’on apprend.
— Et en utilisant des victimes humaines.
— Des sujets humains, oui. C’était nécessaire : le génome de notre espèce est différent de celui des animaux.
— Certainement pas ! Ce n’est pas vrai ! Ou en partie seulement. En pratiquant vos expériences sur des fœtus de chimpanzés, vous auriez pu travailler sur un lot de gènes très voisin du nôtre. Vous le savez bien, docteur !
— Avec cette différence que des chimpanzés n’auraient pas été en mesure de nous décrire la nature des perceptions élargies auxquelles la vision aveugle permet d’accéder.
— Je vois. Pour cela, il vous fallait des humains.
— Absolument.
— Et vous aviez à votre disposition à Tachkent un stock de cobayes humains, grâce au chaos engendré par le Démembrement. Des humains pas encore nés, convenant à l’expérimentation génétique. Votre intense curiosité scientifique pouvait donc être assouvie et vous en étiez très heureux. Cependant, le souci de l’éthique médicale aurait pu vous pousser à demander aux mères des fœtus l’autorisation d’opérer. La mienne, par exemple, non seulement n’a jamais donné son accord, mais était de nationalité étrangère et bénéficiait de l’immunité diplomatique. Et pourtant…
— Que voulez-vous que je dise ? s’écria Wu. Que je vous ai fait subir quelque chose d’abominable ? Eh bien, oui ! Oui ! Je le reconnais. J’ai fait quelque chose d’abominable. J’ai profité d’une population sans défense, en temps de guerre. Vous voulez me faire dire que je suis un être malfaisant ? Que j’éprouve du remords ? Que j’accepte de mourir de votre main pour le crime commis contre vous ? Je reconnais que je suis malfaisant. Je suis bourrelé de remords. J’ai un affreux sentiment de culpabilité et je sais que je mérite un juste châtiment. Qu’attendez-vous ? Tuez-moi tout de suite ! Allez-y, Farkas, tordez-moi donc le cou et qu’on en finisse !
— Monsieur Farkas, glissa d’un ton embarrassé l’Échelon Vingt, debout près de la porte, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de poursuivre cette conversation. Il vaudrait peut-être mieux partir. Je peux vous conduire à votre chambre et…
— Encore une minute, dit Farkas en se retournant vers Wu qui s’était replongé dans un silence renfrogné.
— Vous ne pensez pas un mot de ce que vous venez de dire, n’est-ce pas ? Vous continuez aujourd’hui encore à croire que ce vous avez fait à Tachkent, à moi et à d’autres, est parfaitement justifiable au nom de la science toute-puissante et vous n’éprouvez pas l’ombre d’un remords. N’est-ce pas, docteur ?
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