Voilà qui fera la joie de sir Godfrey !
Même s’ils ne le faisaient pas fuir en choisissant Barrie, les théâtres rouvriraient dans une quinzaine, et sir Godfrey retournerait dans le West End.
— Vous ne trouvez pas que monter une pièce est une idée magnifique ? lui demanda Mlle Laburnum.
— Je… Êtes-vous sûre que sir Godfrey sera d’accord ?
— Évidemment, affirma Mme Wyvern. Pour lui, c’est l’occasion de participer à l’effort de guerre.
— Le Petit Révérend est une si jolie pièce, continua Mlle Laburnum. Ou alors, nous pourrions jouer Mary Rose . Connaissez-vous l’intrigue, mademoiselle Sebastian ? C’est l’histoire d’une jeune femme qui disparaît et réapparaît des années plus tard, sans avoir vieilli d’un jour, puis qui disparaît de nouveau.
Elle devait être historienne !
Mais pour Mary Rose, l’équipe de récupération était de toute évidence venue la chercher.
Pas comme la mienne. Où sont-ils ?
Ils ne l’attendaient pas dehors à la station le matin suivant. Ni chez Mme Rickett. Ni devant Townsend Brothers . Le problème avait une autre explication que les déviations et les délais dans les transports.
Décalage…
Elle avait subi un décalage de quatre jours et demi sur son saut, qu’elle avait attribué à un point de divergence. Y avait-il eu un autre point de divergence le jour où son point de transfert avait été endommagé – ou dans les jours suivants – qui aurait pu empêcher leur fenêtre de s’ouvrir ? La bataille d’Angleterre était terminée et l’attaque sur Coventry n’aurait pas lieu avant la mi-novembre. La Luftwaffe avait commencé à lâcher ses sinistres combinaisons de bombes HE et d’incendiaires que les gens appelaient alors les « corbeilles à pain de Göring », mais la présence de l’équipe de récupération ne pouvait pas avoir modifié quelque chose. Churchill ou le général Montgomery avaient-ils frôlé la mort à l’occasion d’un rendez-vous ? Ou le roi ?
Mlle Laburnum et Mlle Hibbard suivaient fidèlement les activités de la reine. Ce soir-là, quand Polly arriva à Notting Hill Gate, elle leur demanda si la famille royale avait fait l’objet de chroniques, récemment.
— Ah ! ça oui ! répondit Mlle Laburnum.
Elle raconta que la princesse Elizabeth était passée à la radio avec un message d’encouragement pour les enfants évacués, ce qui n’était pas précisément ce que Polly cherchait à savoir.
— La reine a visité l’East End, hier, ajouta Mlle Hibbard. Les familles privées de domicile à cause des bombes, vous voyez. Il y avait une femme, là-bas, qui essayait de dégager son petit chien des décombres. La pauvre bête était trop effrayée pour sortir. Et savez-vous ce que la reine a fait ? Elle a dit : « J’ai toujours été plutôt habile avec les chiens », elle s’est mise à quatre pattes, et elle a réussi à le tirer de là en le rassurant. C’était merveilleux de sa part, non ?
Mme Wyvern intervint d’un ton sceptique :
— Il n’est pas tout à fait digne d’une reine de…
— N’importe quoi ! Elle a fait exactement ce qu’on attend d’une reine, gronda M. Simms. N’est-ce pas, Nelson ? (Il gratta les oreilles de son chien.) Elle participait à l’effort de guerre.
De quelque façon qu’on le prenne, il était peu probable que le sauvetage d’un chien affecte le devenir d’une guerre. Et le palais de Buckingham ne subirait une nouvelle attaque qu’en mars.
Polly emprunta le Times de sir Godfrey et en lut les gros titres. Puis elle se rendit à Holborn et feuilleta dans la réserve de la bibliothèque les exemplaires des semaines précédentes du Herald et de l’ Evening Standard, en quête d’autres événements desquels il aurait été nécessaire d’écarter des historiens.
La National Gallery avait été frappée, mais un historien ne pouvait pas interférer dans la trajectoire des bombes. Une bombe incendiaire avait provoqué un feu minime à la Chambre des Lords, feu qu’un délai de quelques minutes aurait pu transformer en incendie majeur. Et avec lequel un historien pouvait interférer, mais il n’y avait aucune raison que l’équipe de récupération soit sur place, ou à l’hôpital Saint-Thomas, qui avait été touché la même nuit. Une mine parachutée était tombée sur le pont de Hungerford, près de Whitehall. Si elle avait détoné, elle aurait tué tout le monde au War Office, y compris Churchill. C’était une possibilité, mais le point de divergence n’aurait duré que le temps nécessaire à l’évacuation de la bombe. Polly ne découvrit rien qui aurait pu empêcher une fenêtre de saut de s’ouvrir pendant les cinq jours qui s’étaient écoulés depuis que son point de transfert avait été endommagé.
Cependant, l’événement n’avait peut-être pas assez d’importance pour faire la une des journaux. À Londres, aujourd’hui, quelques minutes de retard sur le chemin menant à un abri ou pour monter dans un train suffisaient parfois pour faire la différence entre la vie et la mort. Tel un engrenage, ce genre d’action mettait en mouvement une chaîne de contingences dont on ne verrait le dénouement que plusieurs jours ou semaines après. Et en attendant, il n’y avait rien à faire que de prendre son mal en patience.
Ou de trouver l’un des autres historiens présents – mais pas dans le Blitz – et d’utiliser son point de transfert. Qui était missionné ici, en ce moment ? Merope avait dit que Gerald Phipps faisait quelque chose pendant la Seconde Guerre mondiale, mais elle n’avait pas défini quoi ni quand. Michael Davies couvrait Dunkerque. Peut-être était-il là. Mais Dunkerque était terminé depuis près de quatre mois. Michael était sans doute à Pearl Harbor, à présent, ou à la bataille des Ardennes, autant dire que ça n’aidait Polly en rien. Il avait mentionné son compagnon de chambre, lequel serait à Singapour, ce qui n’aidait pas davantage. Polly fronça les sourcils, tentant de se rappeler si lui ou Merope avaient nommé quelqu’un d’autre qui…
Merope. Était-il possible qu’elle soit encore à Backbury ? Quand Polly l’avait vue à Oxford, elle déclarait qu’il lui restait plusieurs mois de mission, mais cela ne signifiait rien de précis. Merope avait-elle indiqué la durée de son affectation ? Polly n’arrivait pas à s’en souvenir. On avait évacué la plupart des enfants en septembre et octobre 1939. Si Merope avait bénéficié d’une mission d’un an, il n’était pas exclu qu’elle y soit toujours.
Il faut que je lui écrive immédiatement.
Mais quel était son nom ? Eileen quelque chose. Un nom irlandais. O’Reilly ou O’Malley. Ou Rafferty. Polly l’avait oublié. Elle avait oublié aussi le nom du manoir. Merope l’avait-elle seulement mentionné ?
Il ne devait pas y avoir plus d’un manoir à Backbury. Mais s’il y en avait plusieurs ? Et même s’il n’y en avait qu’un, difficile d’envoyer une lettre juste adressée à « Eileen, servante irlandaise au manoir près de Backbury ».
Je dois me rendre à Backbury et la trouver.
De toute façon, elle devrait y aller pour utiliser son point de transfert, et se déplacer serait plus rapide que d’écrire puis d’attendre une lettre en réponse.
Et si elle n’est pas là ? J’aurai lâché mon boulot – et ma meilleure chance que l’équipe de récupération me retrouve – pour des prunes. Et si un point de divergence les bloquait vraiment, et qu’ils arrivent au moment où je suis partie ?
Il valait mieux rester ici.
Mais chaque jour qui passait augmentait la probabilité que Merope regagne Oxford et que Polly la manque.
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