— Ah ! je suis si contente de vous voir ! s’exclama Mme Wyvern. Nous avions peur que vous ayez été tuée.
Elle s’avança pour la serrer dans ses bras, ce que Polly n’aurait pas pu imaginer non plus.
Ils étaient bien présents, et non enterrés sous les décombres de l’église.
— Vous n’êtes pas morts. Vous êtes tous là, dit Polly, qui dévisageait joyeusement Mme Rickett, et le pasteur, et Nelson, et…
Où était sir Godfrey ? Éperdue, elle scrutait les gens sur le quai alentour. « Sir Godfrey refusait de partir » , avaient-ils expliqué, et le vieil homme à Saint-George avait secoué la tête et murmuré : « Horrible affaire. Tous ces morts… »
— Où est sir Godfrey ? demanda-t-elle.
Elle se précipita le long du quai, jouant des coudes à sa recherche, enjambant des réfugiés tandis qu’elle parvenait à cette conclusion : Oh ! mon Dieu ! on avait creusé ce puits de secours pour lui… Puis elle le vit franchir l’arche du tunnel, son Times plié sous son bras.
Dieu merci, il va bien , se dit-elle avant de s’aviser que ce n’était pas le cas. Il avait l’air abattu, brisé, comme si Saint-George s’était réellement écrasée sur lui, et il faisait dix ans de plus que la nuit où ils avaient joué La Tempête . Son visage marqué avait adopté une couleur de cendre.
Trot la dépassa comme une fusée et traversa la foule des passagers qui s’affairaient en criant :
— Sir Godfrey ! Sir Godfrey !
Il baissa les yeux vers l’enfant, puis les releva. Et aperçut Polly.
— Elle est pas morte ! s’extasiait la petite fille.
— Non, dit-il d’une voix cassée, et il fit un pas vers Polly.
— Sir Godfrey, commença-t-elle, mais les mots lui manquèrent.
— « Car je l’ai vue morte, à ce que j’ai cru, et j’ai fait en vain plus d’une prière sur son tombeau. » [28] Le Conte d’hiver , de William Shakespeare, acte V, scène 3. ( NdT )
Il tendit les mains pour attraper les siennes et s’arrêta en lui jetant un regard intrigué :
— Quel est ce « don précieux » ? [29] Allusion à La Tempête , de William Shakespeare, acte IV, scène 1. ( NdT )
— Pardon ? s’étonna Polly.
Puis elle regarda ses mains. Elle portait encore le sandwich et la tasse de thé de Viv.
— Je ne sais pas… J’ai dû…, bégaya-t-elle et, en désespoir de cause, elle les lui tendit.
Il secoua la tête.
— « Je suis déjà comblé de vos dons… » [30] Timon d’Athènes , de William Shakespeare, acte I, scène 2. ( NdT )
— Ah ! c’est bien, vous l’avez trouvé, mademoiselle Sebastian ! l’interrompit le pasteur, que suivaient Mlle Laburnum et les autres. Ils s’attroupèrent autour d’eux. Nelson tirait sur sa laisse, remuant la queue.
— N’est-ce pas merveilleux, sir Godfrey ? disait Mlle Hibbard. Retrouver Mlle Sebastian saine et sauve ?
— En effet, répondit-il en regardant Polly d’un air grave. « Voici le plus grand des miracles ! Si les mers menacent, elles font grâce aussi. Je les ai maudites sans sujet. » [31] La Tempête , de William Shakespeare, acte V, scène 1. ( NdT )
Bienvenue, Viola trois fois noyée [32] Allusion à La Nuit des rois , de William Shakespeare.
!
— Si vous aviez vu sir Godfrey ! s’exclama Lila. Il était tout simplement hors de lui .
— Ils avaient des chiens, et tout, continua Viv.
— Ce que je veux savoir, c’est où vous étiez fourrée tout ce temps ? s’enquit Mme Rickett d’une voix aigre.
— Oui, demandez-lui de nous raconter où elle se trouvait, sir Godfrey, insista Mlle Laburnum.
— On ne devrait pas retourner d’abord à notre place ? suggéra M. Simms. Quelqu’un risque de nous la faucher !
— Nous sommes plutôt dans le passage, convint le pasteur.
Et tout le monde le suivit à travers le quai bondé de passagers qui se bousculaient. Bess et Trot donnaient la main à Polly.
— Malheureusement, ce n’est pas aussi confortable qu’à Saint-George, prévint Mlle Laburnum.
— Et assez bruyant, ajouta Mme Brightford, mais ça s’améliore un peu quand les trains s’arrêtent.
— Moi , j’aime être ici, souffla Lila à l’oreille de Polly dans le dos du pasteur. Il y a une cantine et…
— … un tas de beaux garçons, finit Viv.
Ils atteignaient le bout du quai.
— Maintenant, asseyez-vous, dit Mlle Laburnum, conviant d’un geste Lila et Viv à se pousser pour Polly. Et racontez-nous vos aventures.
Sir Godfrey la débarrassa gentiment de la tasse et du sandwich – que, de façon inexplicable, elle tenait toujours –, et les tendit à Viv. Polly s’assit. Tout le monde en fit autant, déplaçant sièges pliants et couvertures pour former un cercle autour d’elle.
— Que vous est-il arrivé ? interrogea Lila. Pourquoi n’êtes-vous pas retournée chez Mme Rickett ?
— Raconte tout ! réclama Trot.
— Oui, Miranda, continua sir Godfrey. « Dis-moi où tu as été conservée ? Où tu as vécu ? Comment tu as retrouvé la cour de ton père ? » [33] Le Conte d’hiver , de William Shakespeare, acte V, scène 3. ( NdT )
— Elle l’a pas retrouvée ! dit Trot. C’est nous qui l’avons trouvée !
— Chut, ma chérie, intervint sa mère. Laisse-la parler.
— « Oui, parle, jeune fille, ordonna sir Godfrey. Raconte-nous quels événements ont sauvé tes jours. Dis-nous comment tu nous rencontres ici, nous qui depuis trois jours avons fait naufrage sur ces bords. » [34] La Tempête , de William Shakespeare, acte V, scène 1. ( NdT )
Elle ne pouvait pas leur dire qu’elle avait passé une nuit au point de transfert. À la place, elle raconta que l’alerte s’était déclenchée alors qu’elle travaillait encore, et qu’elle avait dû passer une nuit dans l’abri souterrain de Townsend Brothers .
— Et le matin suivant, je n’avais pas le temps de rentrer avant de reprendre le travail. Et cette nuit c’était la même chose. Quand je suis allée à la pension samedi matin, j’ai découvert l’église, et on m’a dit que des gens avaient été tués. J’ai pensé que vous étiez tous morts. Qui a été tué ?
— Trois pompiers et un garde de l’ARP, répondit le pasteur. Et toute l’équipe de déminage.
Mlle Hibbard secoua tristement la tête.
— Les pauvres, quels hommes courageux !
— La mine parachutée s’était accrochée dans la corniche d’un immeuble voisin du presbytère, expliqua M. Dorming. Ils essayaient de la dégager quand elle a sauté.
— Mais je ne comprends toujours pas comment vous…
— On nous avait tous évacués, révéla M. Simms.
— Nous venions juste d’arriver à Saint-George quand le garde de l’ARP a frappé à la porte, précisa Mlle Laburnum. Il nous a dit que nous devions partir immédiatement.
— Sir Godfrey refusait de partir sans vous, continua Lila. Il disait que vous ne seriez pas au courant pour la bombe, et que nous devions attendre jusqu’à votre arrivée, mais le garde a affirmé qu’ils avaient interdit la zone.
— Ils nous ont emmenés dans un abri de fortune sur Argyll Road, poursuivit Mlle Laburnum, et nous y parvenions à peine lorsque la mine a explosé. Si nous avions attendu, fût-ce quelques minutes de plus…
Elle secoua la tête.
— Dès que le raid s’est calmé, ils nous ont envoyés ici, reprit Lila. Mais l’administration du métro ne voulait pas laisser entrer Nelson…
— Et M. Simms disait qu’on ne pouvait pas le laisser dehors en plein milieu d’un raid, enchaîna Viv.
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