« Tu ne crois pas que c’est risqué d’emmener ton fils là-bas quand on coulera le béton ? demanda le père Malmstrom. Et s’il faut aller le repêcher entre les planches ?
— Si à son âge il n’est pas capable de faire attention à lui, il est temps qu’il apprenne, répondit le père de Bob en jetant un coup d’œil dans la direction de son fils.
— Si l’hérédité n’est pas un vain mot, tu ne le trouveras pas où il y a du danger », déclara le gros Colby en s’installant dans la Jeep. Il avait lancé sa phrase avec un large sourire pour bien montrer qu’il blaguait. Kinnaird n’eut pas l’air d’avoir entendu.
La Jeep fit un demi-tour et s’engagea dans l’allée. Bob pédalait à toute allure derrière. La distance jusqu’à la route étant relativement courte et le virage à prendre très aigu, il parvint à suivre la voiture jusque-là. Mais une fois sur la chaussée plus large, la Jeep le distança en quelques instants. Bob n’y attacha aucune attention et traversa tranquillement le village pour aller arrêter sa bicyclette à un endroit où la route se rétrécissait pour devenir un sentier. À présent le soleil était couché et l’obscurité tombait avec la rapidité propre aux tropiques.
Le chantier était brillamment éclairé. Dans le moindre recoin d’énormes réflecteurs portatifs brûlaient de tous leurs feux. Ils étaient alimentés par un seul générateur installé sur le fond déjà terminé du futur réservoir. Bob fit le tour des installations pour se rendre compte de l’état des travaux et de l’installation électrique. Puis il alla du côté où on allait couler le béton. Le coffrage de grosses planches était déjà installé, à demi appuyé contre la brèche faite dans la colline, et l’on achevait de mettre en place les glissières par où serait amené le béton. Il rencontra son père à plusieurs reprises sans échanger une parole.
Comme tous les hommes présents sur le chantier, Kinnaird était beaucoup trop occupé pour défendre à son fils d’aller à tel ou tel endroit. Il avait passé ses diplômes d’ingénieur, mais faisait comme tout le monde dans l’île et ne refusait jamais son aide lorsqu’un travail se présentait. Pour une fois il pouvait se servir de ce qu’il avait appris et en profitait largement, surveillant le moindre détail. Le Chasseur l’apercevait de temps à autre lorsque Bob regardait à peu près du bon coté et l’on avait l’impression que Kinnaird ne pouvait demeurer une minute en place. Il grimpait tout en haut des échelles afin de vérifier l’écartement du coffrage, descendait au fond du trou béant que le béton allait bientôt remplir, escaladait la colline pour aller vérifier la composition du mélange que produisaient les bétonnières, appuyait son œil contre le viseur d’un théodolite afin de vérifier un angle. De plus il surveillait constamment le niveau de l’essence dans le réservoir du générateur et allait même faire un tour du côté de la scie circulaire où on achevait de couper à la bonne dimension les dernières planches. Normalement, il aurait fallu plusieurs hommes pour faire tout ce travail, mais lui était partout à la grande inquiétude du Chasseur qui le surveillait constamment. Celui-ci estima d’ailleurs qu’il avait mal jugé M. Kinnaird en lui reprochant de laisser son fils aller dans les endroits dangereux. La nature de M. Kinnaird ne lui permettait pas de voir où était le danger. Allons ! Le Chasseur devrait faire des heures supplémentaires ! Il faudrait quand même qu’un jour il finisse par convaincre Bob de la nécessité où il se trouvait de faire attention à lui sans compter sur les autres. Et pourtant on ne pouvait pas lui en vouloir d’être ainsi. Depuis quinze ans il avait sous les yeux l’exemple de son père qui ne reculait devant rien.
M. Kinnaird n’avait quand même pas oublié totalement la présence de son fils. Bob réussit à dissimuler un premier bâillement, mais ne put empêcher son père de voir qu’il était fatigué. Celui-ci savait que le manque de sommeil pouvait avoir des effets néfastes sur l’équilibre de quelqu’un et il ne voulait pas que les plaisanteries lancées par ses amis prennent une signification tragique.
« Il faut que je rentre à la maison ? demanda Bob, moi qui voulais tant voir une coulée de béton !
— De toute façon tu ne pourras rien voir si tu ne te reposes pas un peu. Inutile de remonter à la maison ; cesse simplement de te balader partout et tâche de faire un somme dans un coin. Il existe un endroit parfait vers le haut de la colline d’où l’on voit tout ce qui se passe en bas sans se fatiguer. Si tu le désires absolument, je te réveillerai avant la coulée. »
Bob ne répondit pas. Il était à peine dix heures et il n’aurait jamais accepté en temps ordinaire d’aller se coucher si tôt. Mais ces quelques derniers jours avaient apporté un changement total dans ses activités, en passant de la routine du collège à la vie de l’île. Il commençait à en ressentir les effets et en outre, il savait très bien que mieux valait ne pas se dresser contre son père.
Il grimpa donc le long de la colline et découvrit près du sommet un endroit répondant à la description faite par son père. S’allongeant dans l’herbe, il se cala la tête dans les mains et contempla le chantier brillamment illuminé qui s’offrait à sa vue en contrebas.
D’où il se trouvait, l’on apercevait toute la scène d’un seul coup d’œil, il avait un peu l’impression d’être installé dans une avant-scène surplombant un plateau de théâtre violemment éclairé. Seule la zone qui s’étendait au pied même du mur en construction échappait à sa vue, mais il avait assez à voir ailleurs pour ne pas s’arrêter à ce détail. En dehors des travaux proprement dits, un autre spectacle s’offrait à son regard. On apercevait la faible lueur du lagon sur lequel se silhouettaient les gros réservoirs au-delà desquels on apercevait la bande brillante des vagues se brisant sur les rochers. Bob pouvait entendre l’assaut furieux de la mer et il écouta un moment ; mais comme tous les gens de l’île, il était tellement habitué à ce bruit, qu’il ne le remarquait plus. À sa gauche quelques lumières perçaient la nuit. On apercevait d’abord celles de l’appontement qui formaient comme une longue guirlande, puis çà et là les fenêtres éclairées de quelques maisons dont on distinguait vaguement les formes. De l’autre côté, vers l’est, l’obscurité reprenait ses droits.
En dépit de sa décision bien arrêtée de se reposer simplement et de surveiller ce qui se passait, Bob dormait profondément lorsque son père monta le chercher.
M. Kinnaird s’approcha en silence de son fils et le considéra quelques instants, un sourire indéfinissable sur les lèvres. Lorsque le bruit des bétonnières devint brusquement plus fort, M. Kinnaird tapota la joue du garçon endormi. N’obtenant pas de réponse il le secoua doucement. Bob poussa alors un long soupir en bâillant et ouvrit les yeux. Il lui fallut une ou deux secondes pour se rendre compte de l’endroit où il se trouvait, puis d’un bond, il se mit sur ses pieds.
« Merci, papa. Je croyais pourtant bien ne pas m’endormir. Est-ce qu’il est tard ? Et la coulée ?
— On va commencer. »
M. Kinnaird ne se livra à aucun commentaire sur le sommeil qui avait terrassé son fils. Il n’avait qu’un seul garçon, mais connaissait la mentalité des enfants.
« Il faut que je retourne là-bas, dit-il. Tu vas sans doute rester au-dessus. Je veux simplement savoir où tu te trouveras au cas où il t’arriverait quelque chose. »
Et devisant gaiement ils descendirent la colline. Parvenus près des bétonnières, M. Kinnaird obliqua vers la gauche pour descendre vers la base du réservoir tandis que Bob restait près des machines. Celles-ci tournaient déjà depuis quelque temps et toutes les lumières disponibles avaient été rassemblées autour. On y voyait comme en plein jour. Les machines recevaient par en haut d’énormes quantités de sable et de ciment provenant de tas précédemment installés. L’eau était pompée dans une des cuves de l’appareil de distillation construit près du lagon. Un flot lent et ininterrompu de béton d’un gris blanc sortait sous les machines pour aller se déverser entre les planches soigneusement jointes du coffrage. Une fine poussière de ciment s’élevait peu à peu et obscurcissait la scène. Les hommes travaillant aux machines portaient des lunettes de protection, mais Bob n’avait pas songé à en prendre et ses yeux commençaient à le piquer. Le Chasseur esquissa une vague tentative pour y remédier, mais il s’aperçut qu’en étalant une portion de son corps à l’extérieur des yeux de Bob, celui-ci sentirait sa vue se modifier, et somme toute, mieux valait laisser les glandes lacrymales remplir leur fonction. Le Chasseur fut assez satisfait de voir que son hôte remontait légèrement sur la colline pour éviter le ciment qui voltigeait. En effet, Bob avait observé la scène sans prendre la moindre précaution et plusieurs ouvriers avaient dû le rappeler à l’ordre assez brutalement.
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