On disait aussi qu’une demi-heure plus tôt, à l’Institut de l’espace discontinu, dont chacun sur la place pouvait voir les murs blancs et aveugles, on avait enfin réussi le lancement-zéro d’un homme vers le système solaire, on citait même le nom du pilote, du premier pilote-zéro de l’univers, qui serait actuellement en train de se prélasser sur Pluton.
On parlait de signaux reçus de derrière la Vague du sud. Les signaux étaient extrêmement déformés par des parasites, mais on avait réussi à les déchiffrer et il paraissait que quelques personnes, restées volontairement à l’une des stations d’énergie sur le chemin de la Vague, avaient survécu et se portaient d’une façon satisfaisante, ce qui témoignait en faveur du fait que la P-Vague, contrairement aux Vagues de types déjà connus, ne représentait pas un danger réel pour la vie. On citait même les noms des veinards et il se trouva des gens qui les connaissaient personnellement. A titre de confirmation, on répétait le récit d’un témoin oculaire au sujet du fameux Camille qui avait bondi hors de la Vague dans un ptérocar en flammes et était passé en trombe devant ledit témoin, telle une comète monstrueuse, criant quelque chose et agitant les bras.
Une rumeur en particulier se répandit largement : un vieux pilote interstellaire, travaillant en ce moment dans la mine, aurait dit à peu près ce qui suit : « Ça fait cent ans que je connais le comman dant du Flèche. S’il dit qu’il ne sera pas là avant dix heures, c’est qu’il y sera pas plus tard que dans trois heures. Il ne faut pas se référer au Conseil. Dans le Conseil siègent des dilettantes qui n’ont aucune idée de ce qu’est un vaisseau moderne, ni de ce qu’il peut effectuer entre des mains expérimentées. »
Le monde perdit soudain sa simplicité et sa netteté. Il devint difficile de séparer la vérité du mensonge. L’homme le plus honnête que vous connaissiez depuis l’enfance pouvait vous mentir, le cœur léger, uniquement pour soutenir votre moral et pour vous calmer, mais vingt minutes plus tard, vous le voyiez angoissé, courbé sous le poids d’une rumeur absurde : la Vague, bien qu’inoffensive pour la vie, mutilerait irréversiblement le psychisme, le renvoyant à l’âge des cavernes.
Les gens sur la place virent une grande femme corpulente, au visage baigné de larmes, conduisant un garçon de cinq ans environ portant une culotte rouge, entrer dans l’édifice du Conseil. Plusieurs la reconnurent : c’était Génia Viazanitzina, la femme du directeur de l’Arc-en-ciel. Elle ressortit très vite, guidée par Kanéko qui lui tenait le coude poliment mais fermement. Elle ne pleurait plus ; en revanche, son visage était empreint d’une résolution tellement farouche que les gens s’écartèrent, apeurés, lui cédant le passage. Le garçon grignotait tranquillement un pain d’épice.
Ceux qui s’affairaient se sentaient nettement mieux. C’est ainsi qu’un groupe important de peintres, d’écrivains et de comédiens, après s’être enroué à force de discuter, adopta, enfin, une décision définitive et se dirigea vers la banlieue, chez les constructeurs de fusées. Il y avait peu de chances qu’ils pussent les aider sérieusement, mais ils étaient sûrs qu’on leur trouverait une occupation. Certains descendirent dans la mine où l’on procédait déjà à l’excavation horizontale. Quelques pilotes expérimentés montèrent dans des ptérocars et filèrent vers le nord et vers le sud pour rejoindre les observateurs du Conseil qui, depuis quelques heures déjà, jouaient à cache-cache avec la mort.
Ceux qui restèrent virent un flyer brûlé, tout couvert de taches, tout cabossé, atterrir devant l’entrée du Conseil. Deux hommes s’en extirpèrent péniblement, attendirent quelques instants sur leurs jambes tremblantes, puis se dirigèrent vers la porte du Conseil, se soutenant l’un l’autre. Leurs visages étaient jaunes et enflés, et on eut du mal à reconnaître le jeune physicien Cari Hoffman et l’expérimen-tateur-zéroïste Timothy Sawyer, connu pour son art de jouer du banjo. Sawyer ne faisait que secouer la tête et mugir, tandis que Hoffman, après s’être raclé la gorge, raconta inintelligiblement qu’ils venaient d’essayer de sauter par-dessus la Vague, qu’ils s’en étaient approchés à vingt kilomètres, mais qu’à ce moment Tim avait eu mal aux yeux et qu’ils avaient été obligés de revenir. On découvrit alors que le Conseil avait suggéré l’idée de transporter la population de l’autre côté de la Vague. Sawyer et Hoffman avaient servi d’éclaireurs. Immédiatement, quelqu’un raconta que deux trappeurs avaient essayé de plonger sous la Vague en pleine mer à bord d’un bathyscaphe de recherche, mais que, pour le moment, ils n’étaient pas encore rentrés et qu’on ne savait rien sur leur compte.
A cette heure-ci, sur la place, il restait environ deux cents personnes : même pas la moitié de la population adulte de l’Arc-en-ciel. Les gens tâchaient de former des groupes. Ils conversaient lentement, sans quitter des yeux les fenêtres du Conseil. La place devenait silencieuse : les « taupes » parties loin en profondeur, leur rugissement s’entendait à peine. Les conversations n’étaient pas gaies.
— Une fois de plus, mes vacances sont gâchées. Et, ce coup-ci, apparemment, c’est pour longtemps.
— Abri, souterrain … clandestinité … De nouveau, le mur noir arrive, et les gens passent dans la clandestinité.
— C’est dommage que je ne sois pas d’humeur à peindre. Regardez l’édifice du Conseil, comme il est beau. Quelles couleurs profondes. Je l’aurais peint avec un plaisir immense … J’aurais transmis cette sensation de tension et d’attente, mais … je ne peux pas. Je ne suis pas bien.
— C’est tout de même étrange. Ce n’est pourtant pas un Conseil secret que nous avons élu, que je sache. Ils se prennent pour de vrais prêtres antiques. S’enfermer dans un bureau et y décider du sort de la planète … Après tout, peu m’importe ce qu’ils disent, mais c’est indécent …
— Je n’aime pas du tout le comportement d’Ana-niev. Regardez-le : ça fait deux heures qu’il est assis tout seul, ne parle à personne et ne fait qu’aiguiser son couteau … Je vais aller lui parler. Venez avec moi, voulez-vous ?
— Aodzora a brûlé … Mon Aodzora. C’est moi qui l’ai construite. Maintenant, il faut reconstruire … Et puis, ils la brûleront de nouveau.
— J’ai pitié d’eux. Regarde, toi et moi, on est ensemble et, parole d’honneur, je n’ai peur de rien ! Tandis que Matveï Sergueïevitch ne peut même pas passer ses dernières heures avec sa femme. C’est absurde, tout ça. Pourquoi ?
— Je suis là en train de bavarder parce que je considère que l’unique possibilité, c’est le vaisseau. Quant à tout le reste, c’est du vent, du bricolage, de l’amateurisme.
— Qu’est-ce qui m’a pris de venir ici ? Comme si je n’étais pas bien sur la Terre ! Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, qu’est-ce que tu nous as fait …
A cet instant, le haut-parleur de diffusion générale rugit :
— Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, votre attention, s’il vous plaît ! Ici le Conseil. Toute la population de la planète est convoquée pour la réunion générale ! Elle aura lieu sur la place du Conseil et commencera dans quinze minutes. Je répète …
Se frayant un passage à travers la foule vers l’édifice du Conseil, Gorbovski découvrit qu’il jouissait d’une popularité extraordinaire. Devant lui, on s’écartait, on se le montrait des yeux et même du doigt, on lui disait bonjour, on lui demandait : « Alors, comment ça va là-bas, Leonid Andreïe-vitch ? », derrière son dos on prononçait à mi-voix son nom, les noms des étoiles et des planètes où il avait eu affaire, ainsi que les noms des vaisseaux qu’il avait commandés. Gorbovski, ayant depuis longtemps perdu l’habitude d’une telle popularité, s’inclinait, saluait de la main, souriait, répondait : « Pour l’instant tout est en ordre », et pensait : « Que quelqu’un ose seulement me dire maintenant que les masses ne s’intéressent plus aux voyages interstellaires. » En même temps, il ressentait presque physiquement l’épouvantable tension nerveuse qui régnait sur la place. Elle avait une certaine ressemblance avec les minutes qui précèdent un examen très difficile et très important. Cette tension s’empara de lui aussi. Souriant, s’en tirant par des plaisanteries, il tâchait de définir l’humeur et la pensée collectives de cette foule et essayait de deviner ce qu’ils diraient quand il annoncerait sa décision. « Je crois en vous, pensait-il avec insistance. Je crois en vous, je crois en vous coûte que coûte. Je crois en vous : apeurés, alarmés, déçus, fanatiques. Vous, les hommes ! »
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