Puis Nafai voulut raconter à son père, à Elemak et Mebbekew les visions que Surâme lui avait envoyées pendant la nuit. Mais il ne put aller bien loin. Elemak lui coupa la parole.
« J’en ai assez, dit-il. Je n’ai pas de temps à perdre ! »
Nafai le regarda, confondu. Il n’avait pas le temps d’écouter le plan de Surâme ? L’humanité rencontrait un espoir de retourner sur Terre, et Elemak n’avait pas le temps de s’y intéresser ?
Quant à Mebbekew, il bâilla ouvertement.
« Alors, vous vous en fichez, c’est ça ? » demanda Issib.
Elemak sourit à son frère infirme. « Tu es trop confiant, Issya, dit-il. Tu ne comprends donc pas ? Nafai ne supporte pas de ne pas être au centre de l’attention générale. Comme il ne peut pas s’affirmer en se rendant utile, même un tant soit peu, il se met à avoir des visions. Si ça continue, Nyef va nous transmettre les ordres de Surâme et nous faire bosser sous son commandement.
— Mais c’est faux ! cria Nafai. Je les ai eues, ces visions !
— D’accord, dit Mebbekew. Et moi aussi, j’ai eu des visions, cette nuit. J’ai vu des filles, ah ! Nafai, tu n’as même pas les gonades qu’il faut pour en rêver ! Je croirai à tes visions de Surâme quand tu accepteras d’épouser une des filles de mes rêves ; je te donnerai même une des plus jolies, tiens ! »
Elemak riait à gorge déployée et Père lui-même affichait un petit sourire. Mais les sarcasmes de Mebbekew ne firent que mettre Nafai en fureur.
« Je dis la vérité ! cria-t-il. Je vous explique ce que Surâme essaye de faire !
— J’aime mieux penser à ce que les filles de mes rêves essayaient de faire ! répliqua Meb.
— Allons, assez de vulgarité », intervint Père. Mais il riait sous cape. Ce fut le coup le plus cruel : Père pensait manifestement, comme Elemak, que Nafai avait inventé ses visions.
Puis Elemak et Mebbekew allèrent s’occuper des animaux, et Nafai resta seul avec son père et Issib.
« Pourquoi n’y vas-tu pas, toi aussi ? demanda Père. Issib ne peut pas aider à ce genre de tâche sans ses flotteurs, mais toi, si.
— Père, dit Nafai, j’aurais cru que vous au moins, vous me croiriez !
— Je te crois, répondit son père. Je crois honnêtement que tu veux participer au travail de Surâme ; je t’en respecte, et peut-être certains de tes rêves venaient-ils vraiment de Surâme. Mais n’essaye pas de dire de telles choses à tes frères aînés. Ils ne l’accepteront pas de ta part. » Il eut un petit rire amer. « Ils le supportent déjà difficilement de la mienne.
— Moi, je crois Nafai, dit Issib. Ce n’étaient pas des rêves, il était bien réveillé, près de la rivière. Je l’ai vu revenir à la tente, encore trempé et glacé. »
Un immense soulagement envahit Nafai : Issib le soutenait ! Pourtant, son frère n’y était pas du tout obligé. Nafai s’était même à moitié attendu qu’Issib cesse de le croire si Père ne le prenait pas au sérieux.
« Mais moi aussi, je le crois, répondit Père. Cependant, ce que tu as raconté, Nafai, c’était beaucoup plus précis que ce que Surâme décrit généralement dans ses visions. J’en conclus donc que s’il y a un noyau de vérité dans tes affirmations, la plus grande partie a dû naître de ton imagination, et personnellement, je n’ai pas envie de faire le tri, en tout cas pas ce soir.
— Mais je vous ai bien cru, moi ! s’écria Nafai.
— Pas au début, rétorqua son père. Et la conviction ne s’échange pas comme des faveurs. Nous accordons croyance et confiance là où elles sont méritées. N’attends pas que je sois plus prompt à te croire que tu ne l’as été à me croire, moi. »
Désemparé, Nafai se leva du tapis. La tente de Père était si vaste qu’il n’eut pas à courber la tête en se redressant. « J’étais aveugle quand vous m’avez dit ce que vous aviez vu. Mais maintenant je me rends compte que vous êtes sourd, et que vous ne pouvez pas entendre ce que j’ai entendu.
— Aide ton frère à remonter dans son fauteuil, répondit Père. Et surveille ta façon de t’adresser à ton père. »
Cette nuit-là, sous la tente, Issib s’efforça de consoler Nafai. « Père est un père, Nafai. Ça ne doit pas être agréable de se rendre compte que son dernier fils reçoit plus de révélations de Surâme que lui.
— Je suis peut-être mieux réglé que lui sur Surâme, je ne sais pas. Mais je n’y peux rien. Et puis quelle importance, à qui parle Surâme ? D’après Père, Gaballufix aurait dû le croire, alors que Père est d’un rang inférieur dans le clan Palwashantu, non ? »
Issib le reprit.
« D’une fonction inférieure, peut-être, mais pas d’un rang inférieur. Si Père avait voulu être chef du clan, c’est lui qu’on aurait choisi ; il est Wetchik par droit de naissance, après tout. C’est pour ça que Gaballufix l’a toujours détesté : il sait que si Père n’avait pas méprisé la politique, il aurait pu balayer son pouvoir et son influence comme on chasse une mouche. »
Mais Nafai n’avait pas envie de discuter de la politique basilicaine. Il se tut et s’adressa encore une fois à Surâme.
Il faut que tu obliges Père à me croire, dit-il. Il faut lui montrer la réalité. Tu ne peux pas m’envoyer une vision pour ensuite me laisser me débrouiller seul avec lui !
« Moi, je te crois, Nyef, chuchota Issib. Et j’ai foi en ce que Surâme veut faire. C’est peut-être tout ce qu’il demande, tu avais réfléchi à ça ? Il n’a peut-être pas besoin que Père te croie tout de suite. Accepte la situation, simplement. Aie confiance en Surâme. »
Nafai se tourna vers Issib, mais dans le noir, il ne put voir si son frère avait les yeux ouverts. Était-ce vraiment Issib qui avait parlé, ou bien dormait-il et Nafai avait-il entendu les paroles de Surâme avec la voix d’Issib ?
Un jour, Nafai, on en arrivera peut-être à ce qu’a dit Elemak. Alors, tu devras commander à tes frères, et même à ton père. Crois-tu que Surâme te laissera seul, à ce moment ?
Non, impossible que ce soit Issib ! C’était Surâme qui parlait avec la voix de son frère, et qui disait des choses qu’Issib n’aurait jamais dites. Et maintenant qu’il avait sa réponse, il s’aperçut que le sommeil ne le fuyait plus. Mais avant qu’il ne s’endorme, des questions surgirent dans son esprit :
Et si Surâme m’en révélait plus qu’à Père, non parce que cela participe d’un plan, mais simplement parce je suis le seul à pouvoir l’entendre et le comprendre ?
Et si Surâme comptait sur moi pour trouver un moyen de convaincre les autres, parce que lui-même n’en est plus capable ?
Et si j’étais vraiment seul, en dehors de cet unique frère qui me croit – ce frère qui est infirme et ne peut donc agir ?
La foi n’est pas rien, dit la voix chuchotante dans la tête de Nafai. Seule la foi d’Issib en toi t’empêche de douter de ta propre foi.
Parle à Père, implora Nafai en sombrant dans le sommeil Parle-lui pour qu’il me croie.
Surâme parla à Père cette nuit-là, mais pas comme Nafai l’avait espéré.
« Je vous ai vus cette nuit rentrer à Basilica tous les quatre, annonça Père.
— Ce n’est pas trop tôt ! s’exclama Mebbekew.
— Vous rentriez, mais dans un but bien précis, continua Père : pour récupérer l’Index et me le rapporter.
— L’Index ? dit Elemak.
— Les Palwashantu en ont la garde depuis l’origine du clan. C’est peut-être grâce à cela que le clan a si longtemps préservé son identité. Autrefois, on nous appelait “Gardiens de l’Index”, et mon père m’a appris que c’était le privilège des Wetchik de s’en servir.
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