Et voici ce que disait la voix de Surâme dans l’esprit de Nafai : Si j’avais extirpé le désir de violence de l’homme, l’humanité n’aurait plus été l’humanité. Les humains n’ont pas besoin d’être violents pour être humains, mais si jamais vous devez perdre la volonté de dominer, la volonté de détruire, il faudra que vous l’ayez choisi, décidé. Mon rôle ne consistait pas à vous rendre doux et bons ; il était de vous maintenir en vie pendant que vous décidiez par vous-mêmes quel genre de peuple vous désiriez être.
Nafai hésitait à poser une autre question, de peur d’être noyé sous le flot mental qui risquait de s’ensuivre. Mais il ne pouvait la laisser passer. Dis-moi lentement, dis-moi doucement, mais dis-moi : qu’avons-nous décidé ?
À son grand soulagement, la réponse ne prit pas la forme d’une idée pure et inexprimable. Cette fois, il eut l’impression qu’une fenêtre s’ouvrait dans son esprit ; toutes les scènes, tous les visages qu’il voyait à travers étaient des souvenirs, des choses qu’il avait vues ou entendues à Basilica, préexistantes dans son esprit, dans lesquelles Surâme n’avait qu’à puiser pour les ramener à la surface. Mais en cet instant, il les vit avec une limpidité telle qu’elles prirent une puissance et une signification incomparables. Il lui revint des souvenirs de négociations auxquelles il avait assisté, il revit des pièces de théâtre et des satires, des conversations dans la rue, une sainte femme violée par une bande de fidèles ivres, les manœuvres d’hommes qui tentaient d’obtenir un contrat d’appariement avec une femme de marque, la cruauté désinvolte de femmes qui s’amusaient à dresser leurs prétendants les uns contre les autres, et même la façon dont Elemak et Mebbekew l’avaient traité, et celle dont lui-même les avait traités. On lui présentait ainsi un tableau de la volonté de faire le mal, de la passion qui dévorait l’homme de contrôler les pensées et les actes de ses voisins. Tant de gens, par des moyens secrets, subtils, travaillaient à détruire leur prochain, ami comme ennemi, à le détruire pour le plaisir de savoir qu’ils avaient le pouvoir de faire mal ! Et si rares étaient ceux qui consacraient leur vie à affermir la force et la confiance des autres ! Si rares, les vrais pédagogues, les véritables compagnons !
C’est pourtant ce que sont Père et Mère, songea Nafai. Ils restent ensemble non pas à cause de ce qu’ils peuvent y gagner, mais de ce qu’ils peuvent donner. Père ne vit pas avec Mère parce qu’elle est bonne pour lui, mais parce qu’ensemble ils peuvent agir pour notre bien à nous et pour celui de beaucoup d’autres. Ces dernières semaines, Père s’est mêlé de la politique de Basilica sans espérer en tirer profit comme Gaballufix, mais parce que le bien de Basilica lui tenait plus à cœur que sa propre fortune ou sa propre vie. Il a su quitter ses richesses sans même un regard en arrière. Et quant à Mère, sa vie réside dans ce qu’elle sème dans l’esprit de ses élèves. À travers chaque fille, chaque garçon, elle s’efforce de créer la Basilica de demain. Chaque mot qu’elle prononce dans son école est fait pour empêcher la cité de se désagréger.
Et pourtant, ils sont en train de perdre. Tout s’effiloche. Surâme les aiderait sûrement s’il le pouvait, mais il n’a plus son pouvoir ni son influence d’autrefois ; et de toute façon, il n’est pas libre de rendre les gens bienveillants ; il ne peut que maintenir leur malice dans des limites restreintes. Malveillance et méchanceté, voilà les deux pivots de Basilica aujourd’hui ; quant à Gaballufix, il se trouve simplement qu’il est celui qui exprime le mieux le poison au cœur de la cité. Même la plupart de ceux qui le détestent ne le combattent pas parce qu’ils sont bons et lui mauvais, mais parce qu’ils lui en veulent d’accéder à un pouvoir qu’ils désirent pour eux-mêmes.
Je voudrais vous aider, dit la voix silencieuse de Surâme dans l’esprit de Nafai. Je voudrais aider les Basilicains de bonne volonté ; mais ils ne sont pas assez nombreux. La cité penche résolument vers la destruction. Comment puis-je alors empêcher qu’elle soit détruite ? Si les plans de Gaballufix échouent, la cité suscitera un autre homme pour l’aider à se suicider. Le feu viendra parce que la cité l’appelle, ils sont trop rares, ceux qui aiment la cité vivante, ceux qui ne désirent pas se repaître de son cadavre !
Les larmes coulèrent sur les joues de Nafai. Je n’avais pas compris ! Je n’avais jamais vu la cité sous ce jour !
C’est parce que tu es le fils de ta mère et l’héritier de ton père. Comme tous les humains, tu crois que sous le masque des apparences les autres sont fondamentalement pareils à toi. Mais ce n’est pas toujours vrai. Certains ne peuvent voir le bonheur de leurs voisins sans avoir envie de l’anéantir, les liens de l’amour entre amis ou compagnons sans chercher à les briser. Et bien d’autres, qui ne sont pas méchants en eux-mêmes, deviennent leurs instruments dans l’espoir d’un profit à court terme. Les gens ont perdu toute clairvoyance. Et je n’ai pas le pouvoir de la leur rendre, hélas. Tout ce qui me reste, Nafai, c’est mon souvenir de la Terre.
« Parle-moi de la Terre », murmura Nafai.
Une nouvelle fenêtre s’ouvrit dans son esprit ; mais cette fois, les souvenirs qu’il y trouva n’étaient pas les siens. Il n’avait jamais rien vu de pareil, rien d’aussi écrasant ; c’est à peine s’il comprenait ce qu’on lui présentait. Des boîtes de verre et de métal rutilantes qui fonçaient sur des routes semblables à des rubans gris. D’énormes maisons de métal qui s’élevaient dans les airs pour effleurer la face du ciel sur de fragiles triangles d’acier peint. De hauts bâtiments polyédriques à facettes qui se réfléchissaient les uns dans les autres et reflétaient le soleil jaune. Et là, au milieu, des masures faites de carton et de bouts de ferraille, où des familles regardaient mourir leurs bébés au ventre gonflé. Des gens qui se jetaient des boules de feu, ou de monstrueuses gouttes de flammes expulsées par des tuyaux. Et puis des choses totalement inexplicables : une des maisons volantes passait au-dessus d’une ville et lâchait quelque chose qui ne paraissait guère plus menaçant qu’un étron, mais explosait soudain en une boule de feu aussi brillante que le soleil, et la cité était tout entière aplatie, et les ruines calcinées. Une famille assise autour d’une immense table couverte de victuailles mangeait voracement, puis chacun se penchait pour vomir sur des mendiants en loques qui s’accrochaient désespérément aux pieds des chaises. Non, cette vision n’était pas réelle ! Elle devait être symbolique ! Personne ne serait dépourvu de sens moral au point de manger plus que nécessaire pendant que des gens meurent de faim tout à côté ! Si quelqu’un inventait un moyen de faire éclater le ciel en flammes si puissantes qu’elles pouvaient détruire une cité en un clin d’œil, sûrement ce savant préférerait se tuer plutôt que de partager le terrible secret d’une telle arme !
« C’est la Terre ? souffla Nafai à Surâme. Si belle et si monstrueuse ? Nous étions comme ça ? »
Oui, fut la réponse. C’est ce que vous étiez, et c’est ce que vous redeviendrez si je ne parviens pas à refaire entendre ma voix. À Basilica, nombreux sont ceux qui mangent tout leur soûl, puis mangent encore, tout en sachant combien de gens n’ont pas de quoi se nourrir. La famine règne à trois cents kilomètres à peine au nord d’ici.
« Il faudrait des chariots pour y apporter des vivres », dit Nafai.
Les Gorayni en ont. Et ils ont transporté des vivres ; mais ils étaient destinés aux soldats qui sont venus s’emparer du pays ravagé par la famine. Ce n’est qu’après avoir soumis le peuple et abattu son gouvernement qu’ils ont fait venir du ravitaillement. Et c’étaient les épluchures qu’un porcher donne à son troupeau : on nourrit les bêtes aujourd’hui pour entendre leur viande grésiller demain.
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