Les visions continuèrent, pendant des heures, lui sembla-t-il ; mais plus tard, Nafai s’aperçut que cela n’avait duré que quelques minutes. C’étaient des souvenirs de la Terre, toujours plus nombreux, où il découvrit des comportements toujours plus aberrants, des machines toujours plus étranges, jusqu’au grand embrasement final et au départ des vaisseaux spatiaux qui s’échappaient de la fumée, de la glace et de la cendre.
« C’était parce qu’ils avaient détruit leur monde qu’ils fuyaient ? »
Non, répondit Surâme. Ils fuyaient parce qu’ils voulaient tout recommencer. En tout cas, ceux qui débarquèrent sur Harmonie vinrent non parce que la Terre n’était plus faite pour eux, mais parce qu’ils estimaient qu’ils n’étaient plus faits pour la Terre. Des hommes étaient morts par milliards, mais il restait assez de vie et d’énergie sur Terre pour permettre à quelques centaines de milliers d’autres de survivre. Pourtant ils ne supportaient plus ce monde qu’ils avaient dévasté.
— Nous allons partir, se dirent-ils, en attendant que la Terre se guérisse. Durant notre exil, nous apprendrons nous aussi à guérir, et à notre retour, nous serons prêts à hériter de la planète où nous sommes nés et à nous en occuper. »
Et ils ont créé Surâme, et ils l’ont emporté avec eux sur Harmonie, et ils lui ont octroyé des centaines de satellites qui seraient ses yeux et sa voix ; ils ont modifié leurs propres gènes afin de recevoir la voix de Surâme directement dans leur esprit ; et ils ont rempli Surâme de souvenirs de la Terre et l’ont installé pour surveiller leurs descendants durant les vingt millions d’années à venir.
Au bout de ce temps, se disaient-ils, nos enfants auront sûrement appris à vivre ensemble en harmonie. Ils feront du nom de cette planète la réalité de leur vie. Et passé ce délai, Surâme saura comment les ramener chez eux, là où le Gardien de la Terre les attend.
« Mais nous ne sommes pas prêts, dit Nafai ! Il a passé deux fois vingt millions d’années, et nous sommes aussi mauvais que jamais, bien que tu nous aies empêchés d’apprendre à transformer toute vie en cendres et en glace. » À ce moment, Surâme instilla une pensée en Nafai : Maintenant, le Gardien a sûrement joué son rôle. La Terre est prête pour notre retour, mais les habitants d’Harmonie, eux, ne sont pas encore prêts à revenir. Je conserve le savoir de la Terre depuis des millions d’années, et j’attends de pouvoir vous dire enfin comment construire les maisons qui volent, les vaisseaux stellaires qui vous ramèneront à votre monde d’origine ; mais je n’ose pas vous l’apprendre, parce que vous vous serviriez de ces connaissances pour vous opprimer les uns les autres et, à la fin, vous anéantir mutuellement.
« Alors, que vas-tu faire ? demanda Nafai. Quel est ton plan ? Pourquoi nous as-tu conduits ici ? »
Je ne peux pas encore te le révéler, dit Surâme. Je ne suis pas encore sûr de toi. Mais je t’ai dit ce que tu voulais apprendre. Je t’ai fait connaître mon but. Je t’ai expliqué ce que j’ai déjà accompli, et ce qui reste à faire. Je n’ai pas changé ; je suis aujourd’hui le même que tes ancêtres ont mis en place pour vous surveiller. Tous mes plans visent à préparer l’humanité à revenir auprès du Gardien de la Terre, qui vous attend. Telle est la raison de mon existence : rendre l’humanité apte au retour. Je suis la mémoire de la Terre, tout ce qui en subsiste, et si tu m’aides, Nafai, tu prendras part à l’accomplissement de ce plan, s’il s’accomplit jamais.
S’il s’accomplit jamais.
L’écrasante présence de Surâme disparut soudain de l’esprit de Nafai ; il eut l’impression qu’un grand feu s’était brutalement éteint au fond de lui, qu’un grand torrent de vie s’était brusquement tari en lui-même. Il resta assis sur son rocher, au bord de l’eau, exténué, harassé, vide, avec ces paroles désenchantées qui résonnaient encore dans son cœur : « S’il s’accomplit jamais. »
Il avait la bouche sèche. Il s’agenouilla près de la rivière, y plongea ses mains en coupe et porta l’eau à ses lèvres, mais cela ne suffit pas. Alors, il se jeta à l’eau, non dans l’attitude respectueuse de la prière, mais avec une soif désespérée ; il enfonça la tête sous l’eau et but longuement, la joue collée à la pierre froide du lit de la rivière, le dos et les mollets ruisselants, il but encore et encore, puis releva la tête et les épaules pour aspirer goulûment l’air nocturne, et se laissa de nouveau tomber dans l’onde pour se remettre à boire, avidement.
En sortant de la rivière, glacé par l’eau que la brise nocturne faisait évaporer sur sa peau, il comprit qu’il venait tout de même de faire une espèce de prière.
Je suis de ton côté, dit-il à Surâme. Je ferai tout ce que tu me demanderas, parce que je tiens à ce que tu accomplisses ta fonction sur cette planète. Je ferai tout ce que je pourrai pour nous préparer à retourner sur Terre.
Il était gelé jusqu’aux os en arrivant à la tente ; tout humide encore, il resta longtemps à trembler sur sa natte, avant de s’endormir enfin, réchauffé peu à peu par la chaleur d’Issib contre lui.
Au matin, le travail ne manqua pas ; malgré sa fatigue, Nafai ne put faire la grasse matinée, mais il accomplit ses tâches d’une main si lente et si maladroite qu’Elemak et Père lui-même durent le réprimander sèchement à plusieurs reprises. « Fais donc attention ! Mais sers-toi de ta tête ! » Ce n’est que dans la chaleur de l’après-midi, quand la troupe fit la sieste – les habitants du désert savent qu’elle leur est aussi nécessaire que l’eau – que Nafai eut enfin l’occasion de se remettre de son insomnie et de sa vision. Mais il ne put se résoudre à dormir ; allongé sur sa natte, il fit à Issib le récit de ce qu’il avait vu et appris grâce à Surâme. Quand il eut fini, des larmes ruisselaient sur les joues d’Issib, qui tendit à grand-peine sa main pour saisir celle de Nafai. « Je savais bien qu’il y avait un plan derrière tout ça, souffla-t-il. Tout s’éclaire maintenant. Tout s’ajuste parfaitement. Quelle chance tu as eue, d’entendre la voix de Surâme ! Et encore plus clairement que Père, je crois ! Aussi nettement que Luet, on dirait : oui, tu es comme Luet ! »
L’espace d’un instant, Nafai se sentit mal à l’aise. Il en avait voulu à Luet, il s’était moqué d’elle intérieurement et parfois même en paroles. Le terme méprisant de « sorcière » lui était venu si aisément ! Et pourtant… C’était donc cela qu’elle ressentait, quand Surâme lui envoyait une vision ? Comment avait-il pu se payer ainsi sa tête ?
Il finit par s’endormir. Au matin, ils achevèrent les travaux : un enclos en dur pour les chameaux, fait de pierres empilées, liées par un champ gravifique alimenté par des capteurs solaires ; des magasins réfrigérés destinés à conserver toute une année des aliments déshydratés, si la famille en exil ne pouvait rentrer plus tôt à Basilica ; l’installation de gardiens et de guetteurs électroniques sur tout le périmètre de la vallée, afin que personne ne s’approche à portée de vue sans être repéré du même coup. Pas question de faire du feu, naturellement ; dans le désert, le bois était trop précieux pour qu’on le brûle. Mais ils feraient plus encore : ils renonceraient à toute cuisine, parce qu’une source inexplicable de chaleur serait trop aisément détectable. Celle de leurs corps constituait le seul rayonnement infra-rouge qu’ils osaient émettre ; et quant au bruit électromagnétique de leurs gardiens, du champ gravifique, du système de réfrigération, des capteurs solaires et du fauteuil d’Issib, il était trop faible pour être perçu en dehors de leur périmètre, sauf à l’aide d’instruments beaucoup plus sensibles que tout ce dont les maraudeurs ou les caravanes de passage pouvaient disposer. Leur sécurité était assurée.
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