Luet inclina la tête. « Mes paroles, Maîtresse. Mes manières ne sont dues qu’à l’insolence naturelle d’une enfant. »
Tante Rasa éclata de rire. « C’est maintenant que j’ai le plus de mal à te croire ! Je vais néanmoins t’épargner mes questions, tout compte fait. Retourne te coucher, mais dans ton lit, cette fois ; personne ne viendra te déranger, je te le promets. »
Luet s’approchait de la porte quand elle s’ouvrit brusquement ; une jeune femme entra, repoussant Luet dans le salon.
« Mère, c’est abominable ! s’écria-t-elle.
— Sevet, je suis vraiment ravie de te revoir au bout de tant de mois – et sans un mot pour m’annoncer ta venue, ni même la courtoisie d’attendre que je t’invite dans mon salon ! »
C’était donc Sevet, la fille aînée de tante Rasa ! Luet ne l’avait vue qu’une fois auparavant. Suivant la coutume, Rasa n’élevait pas ses propres filles mais les confiait à sa grande amie Dhelembuvex ; Sevet, l’aînée donc, était appariée à un jeune savant de quelque renom – Vas, ou quelque chose dans le genre – mais cela n’avait pas gêné sa carrière de chanteuse, de plus en plus connue pour sa maîtrise des pichalnys, ces chants de deuil doux et mélancoliques d’ancienne tradition basilicaine. Cependant, il n’y avait rien de pichalny chez Sevet en ce moment ; elle était furieuse, tout autant que sa mère. Luet jugea préférable de quitter la pièce.
Mais tante Rasa ne l’entendait pas de cette oreille. « Reste, Luet. Je crois instructif que tu constates à quel point ma fille tient peu de sa mère, et pas davantage de sa tante Dhel. »
Sevet jeta un regard méprisant à Luet. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous vous occupez d’orphelines, maintenant ?
— Sa mère était une sainte femme, Sevya. Tu as déjà entendu prononcer le nom de Luet, j’imagine ? »
Sevet rougit brusquement. « Je vous demande pardon », souffla-t-elle.
Luet ne sut comment répondre : elle était effectivement orpheline et ne devait donc pas montrer que l’insulte de Sevet l’avait offensée.
Rasa lui évita de se creuser la tête. « Je vais considérer que l’une a demandé pardon et que l’autre l’a accordé ; maintenant, nous pouvons entamer notre conversation sur un ton plus civil.
— Bien sûr, dit Sevet. Mais comprenez que je viens directement de chez mon père.
— À en juger par la grossièreté de tes manières, j’imaginais bien que tu avais passé au moins une heure avec lui.
— Il enrage, le pauvre. Et comment en serait-il autrement, alors que sa propre compagne répand d’horribles mensonges sur lui ?
— Le pauvre, en effet, répondit tante Rasa. Je m’étonne néanmoins que la loque qui lui sert de compagne ait le courage de s’élever contre lui – ou assez d’esprit pour inventer un mensonge, d’ailleurs. Mais que dit-elle donc ?
— Mais non ! Je parlais de vous, évidemment, Mère, pas de sa compagne actuelle ! Personne n’y pense, à elle !
— Allons, étant donné que j’ai rompu il y a quinze ans le contrat de ce cher Gabya, il ne peut tout de même pas exiger que je m’abstienne de dire la vérité sur lui.
— Mère, vous êtes impossible !
— Je ne suis jamais impossible. Je m’autorise tout au plus à être parfois légèrement improbable.
— Vous êtes la mère des deux filles de Père, toutes deux plus qu’un peu célèbres ; ce sont les plus célèbres de tous vos enfants, et pour des motifs honorables, même si Korya n’en est qu’à ses débuts et qu’elle n’a pas encore sorti un seul myachik…
— Épargne-moi tes histoires de rivalité avec ta sœur, je te prie.
— Ce n’est que de son point de vue qu’il y a rivalité, Mère ; moi, la lenteur de ses débuts de chanteuse ne me préoccupe pas. Pour une soprano lyrique, c’est toujours plus difficile de se faire remarquer : il y en a tellement qu’il faut être une sœur bien loyale pour la distinguer des autres.
— Tu as raison, et je te donne toujours à mes nièces comme un exemple de loyauté. »
Un instant, Sevet rayonna ; puis elle s’aperçut que sa mère se moquait d’elle, et elle se rembrunit. « Vous êtes vraiment trop désagréable avec moi !
— Si ton père t’a envoyée pour me persuader de retirer mes remarques sur les événements de ce matin, tu peux lui dire que je sais de source indubitable ce qu’il projetait, et que s’il ne cesse pas de raconter partout que Wetchik méditait de l’assassiner, je présenterai mes preuves devant le conseil, moi, et le ferai bannir !
— Je ne peux… je ne peux pas dire ça à Père ! bredouilla Sevet.
— Alors, ne le lui dis pas, reprit tante Rasa. Il aura la surprise quand j’agirai.
— Vous voulez le faire bannir ? Exiler Père ?
— Si tu avais davantage étudié l’histoire – encore qu’en y réfléchissant, je doute que Dhelya t’en ait tant appris, de toute façon – tu saurais que plus un homme est puissant et connu, plus il a de chances de se faire exiler de Basilica. C’est déjà arrivé, et cela arrivera encore. Après tout, ce sont les soldats de Gabya, non ceux de Wetchik ou de Roptat, qui arpentent les rues sous prétexte de nous protéger de tueurs sans doute eux-mêmes à la solde de Gabya. Les gens n’ont qu’une envie : le voir partir, et ils accepteront donc de croire aux moindres preuves que j’apporterai. »
La mine de Sevet devint grave. « Père est peut-être un peu soupe au lait et légèrement sournois en affaires, Mère, mais ce n’est pas un assassin.
— Bien sûr que ce n’est pas un assassin ! Wetchik a quitté Basilica et Gabya n’aurait jamais osé tuer Roptat sans pouvoir faire porter le chapeau à Wetchik. Je pense pourtant que si Gabya avait su à ce moment-là que Wetchik s’était enfui, il aurait certainement tué Roptat sans perdre un instant, puis se serait servi du départ précipité de Wetchik pour démontrer que mon cher compagnon était son assassin.
— À vous entendre, Père est un monstre. Pourquoi l’avoir pris comme compagnon, alors ?
— Parce que je voulais absolument une fille qui ait une voix extraordinaire et pas le moindre sens moral. Cela a si bien marché que j’ai reconduit mon contrat avec lui pour une deuxième année et que j’ai eu une autre fille. Ensuite, j’en avais fini. »
Sevet éclata de rire. « Vous êtes vraiment une grosse bête, Mère ! J’ai le sens moral, croyez-moi, et tous les autres sens qu’il me faut. C’est Vasya que j’ai épousé, pas un acteur de seconde zone !
— Cesse de dire du mal du compagnon qu’a choisi ta sœur, dit tante Rasa. Son Obring est un amour, même s’il n’a absolument aucun talent et pas l’ombre d’une chance que Koya lui donne un enfant, sans même parler de lui renouveler son contrat.
— Un amour, dit Sevet en insistant sur le mot. Il faudra que je me rappelle ce que ce terme veut dire, maintenant que vous me l’avez enfin expliqué. »
Sevet se leva pour prendre congé et Luet lui ouvrit la porte. Mais tante Rasa arrêta sa fille avant qu’elle ne sorte.
« Sevya, ma chérie, dit-elle, un temps viendra peut-être où tu devras choisir entre ton père et moi.
— Vous m’avez tous les deux fait jouer à ça au moins une fois par mois depuis que je suis toute petite. Jusqu’ici, j’ai réussi à me défiler, et j’ai bien l’intention de continuer. »
Rasa claqua des mains, provoquant une détonation sèche, comme celle de deux pierres frappées l’une contre l’autre. « Écoute-moi, enfant. Je sais quelle danse tu as dû pratiquer, je t’ai admirée pour ta façon de l’exécuter, et en même temps je t’ai plainte de ce qu’elle fût nécessaire. Mais je dis que bientôt, très bientôt, il ne te sera peut-être plus possible de danser ainsi. Aussi est-il temps pour toi de regarder tes deux parents et de décider lequel mérite ta loyauté. Je ne parle pas d’amour, parce que je sais que tu nous aimes tous les deux. Je parle de loyauté.
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