C’était une rimeuse. Beaucoup de gens le croyaient, quand une sainte femme se mettait à rimer, c’était Surâme qui parlait par sa bouche. Mais maintenant Luet savait qu’ils se trompaient : ces mots rimés composaient une espèce de musique, la voix de la transe qui permettait à certaines saintes femmes de s’abstraire de leur vie morne et misérable. Par contre, quand elles cessaient leur rimaillage, il y avait une chance pour que leurs paroles prennent un sens.
La femme commençait à s’éloigner, comme si elle avait oublié la présence de Luet. Elle semblait ne plus savoir où était son abri ; Luet la prit par la main, la ramena vers son coin, puis l’encouragea à s’asseoir et à se blottir contre le mur qui la protégeait du vent. « Enfin abritée ! souffla la sainte femme. Comme ils ont péché ! »
Luet l’abandonna à son sort et s’en fut dans la nuit. La lune s’était élevée et dispensait une lumière plus vive qui pourtant ne la réconforta pas. La sainte femme était inoffensive, mais elle avait rappelé à Luet tous les rôdeurs qui se cachaient peut-être parmi les ombres, et à quel point elle était vulnérable. On parlait d’hommes qui traitaient les citoyennes comme la loi leur permettait de le faire avec les saintes femmes. Mais ce n’était pas là sa pire crainte.
Le meurtre règne dans cette cité, songea Luet. Le meurtre, non la sainteté, et c’est Gaballufix qui l’y a introduit. Sans la vision et l’avertissement de Surâme, des hommes de bien seraient morts. Elle revit la gorge tranchée de son rêve, et un frisson la parcourut de nouveau.
Enfin, elle parvint là où la route Sainte s’élargissait, puis s’encaissait en descendant dans la vallée ; des marches usées, taillées dans la roche, menaient tout droit là où des vapeurs légèrement soufrées montaient du lac bouillant. Les femmes qui choisissaient d’y rendre leur culte gardaient ensuite cette odeur plusieurs jours. C’était peut-être une odeur sacrée, mais Luet la trouvait excessivement désagréable et elle ne faisait jamais ses dévotions à cet endroit. Elle préférait se rendre là où les eaux chaudes et froides se mêlaient, il s’en dégageait la brume la plus épaisse, et des courants de températures différentes tourbillonnaient autour d’elle. Là, son corps dansait sur l’eau, dépourvu de volonté, et elle pouvait s’abandonner totalement à Surâme.
De qui parlait donc la sainte femme ? Qui était l’homme aux mains couvertes de sang, l’homme qu’elle avait le droit d’emmener près de l’eau – l’eau du lac, sans doute ?
Mais non, il n’y avait sûrement rien de tel. La sainte femme était une folle, et ses paroles n’avaient aucun sens.
Luet ne connaissait qu’un seul homme aux mains couvertes de sang, et c’était Gaballufix. Comment Surâme pourrait-elle vouloir qu’un homme pareil s’approchât du lac ? Un jour viendrait-il où Luet devrait lui sauver la vie ? Comment un tel événement cadrerait-il avec les buts de Surâme ?
Elle tourna à gauche dans la rue de la Tour, puis à droite dans celle de la Pluie, dont elle suivit la courbe jusqu’à la maison de Rasa. Et voilà, elle était rentrée, saine et sauve, naturellement : Surâme l’avait protégée, parce qu’elle avait encore d’autres projets pour elle. C’était un grand soulagement pour Luet, car sa propre mère avait dit en remettant son nourrisson à Rasa : « Cette enfant ne vivra qu’aussi longtemps qu’elle servira la Mère des Mères. » Eh bien, la Mère des Mères l’avait une nouvelle fois préservée du danger.
Luet avait cru pouvoir rentrer chez tante Rasa sans réveiller quiconque, mais le nouveau climat de peur qui régnait sur la cité avait changé jusqu’à la maison maîtresse de Basilica : la porte d’entrée était fermée de l’intérieur. Avec l’espoir de ne pas se faire remarquer, elle chercha une fenêtre ouverte et s’aperçut soudain, et seulement à cet instant, que les fenêtres donnant sur la rue ne servaient qu’à laisser entrer l’air et la lumière. C’étaient des fentes verticales pratiquées dans le mur, gravées ou sculptées de dessins délicats, mais étroites au point d’interdire même le passage de la tête et des épaules d’un enfant.
Ce n’est pas la première fois que Basilica connaît la peur, se dit-elle. La maison est conçue pour que personne ne puisse y entrer subrepticement. Il s’agissait d’une protection contre les cambrioleurs, bien entendu ; mais le but premier de ce genre de fenêtres était peut-être d’empêcher les prétendants et les compagnons déchus de pénétrer par la force dans une maison qu’ils avaient fini par considérer comme la leur.
Malgré sa frêle silhouette, Luet ne parvint pas à forcer le passage. Et pas question de passer par les côtés, puisque les maisons voisines s’appuyaient aux épais murs de pierre de la résidence de Rasa.
Comment n’avait-elle pas deviné que rentrer serait beaucoup plus difficile que sortir ? Elle était partie après la tombée de la nuit, bien sûr, mais bien avant que le tumulte de la journée ne se soit apaisé dans la maison ; Hushidh était au courant de sa mission et avait promis d’empêcher qu’on découvre son absence. Mais ni l’une ni l’autre n’avait pensé à prévoir le retour de Luet ; et surtout, tante Rasa n’avait encore jamais verrouillé la porte d’entrée. Enfin, quand Surâme avait endormi le garde à la sortie de la cité, puis l’avait éloigné au retour, Luet avait supposé qu’elle lui ouvrait le chemin.
Finalement, elle envisagea de passer la nuit sous l’auvent ; mais il commençait à faire froid. Tant qu’elle marchait, elle se réchauffait et tout allait bien, mais maintenant il serait dangereux de s’endormir. Les Basilicaines de bon milieu ne portaient pas les vêtements qu’il fallait pour dormir dehors. Elle attraperait du mal à vouloir imiter les saintes femmes.
Cependant, il existait peut-être un autre moyen. Le portique de tante Rasa, du côté de la vallée, n’était-il pas complètement ouvert ? Pourquoi ne pas envisager de grimper par là ? Évidemment, la partie de la corniche juste à l’est du portique était totalement déserte et en friche ; elle ne faisait même pas partie d’un quartier, et si la rue Amère y donnait, aucune route ne la traversait ; les femmes ne passaient jamais par là pour atteindre le lac.
Mais si Luet voulait rentrer chez tante Rasa, c’était ce chemin qu’elle devait prendre.
Elle y vit encore une fois la main de Surâme, Surâme qui la guidait mais ne lui expliquait jamais rien.
Pourquoi ? demanda Luet pour la millième fois. Pourquoi ne peux-tu pas m’expliquer ton but ? Si tu m’avais dit que j’allais chez Wetchik, je n’aurais pas eu si peur tout le long du chemin ! En quoi est-ce que ma peur et mon ignorance servaient ton dessein ? Et maintenant, tu m’envoies dans la friche près de la maison de tante Rasa ! Pour quoi faire ? Ça t’amuse de jouer avec moi ? Ou bien suis-je trop bête pour comprendre ? Tu m’utilises comme un pigeon voyageur, assez bon pour porter tes messages, mais pas assez pour qu’on les lui explique !
Pourtant, malgré sa rancœur, elle quitta les derniers pavés de la rue Amère et plongea dans les bois sauvages de la corniche.
Le terrain était irrégulier, et toutes les trouées et les clairières du sous-bois semblaient mener vers le bas, loin du portique de Rasa, en direction des falaises qui surplombaient l’encaissement de la route Sainte. Pas étonnant que même les femmes de la corniche ne construisent pas de maisons par ici. Mais Luet ne se laissa pas dévier par les chemins apparents ; elle savait qu’ils disparaîtraient dès qu’elle ferait mine de les suivre. Au contraire, elle se fraya un passage dans les taillis ; les épines de zarosel s’accrochaient méchamment à ses vêtements, en laissant sur sa peau de petites zébrures qui la piqueraient pendant des jours, même sous une couche du baume de tante Rasa. Elle était exténuée, elle avait froid et sommeil, si bien qu’elle se réveillait parfois en sursaut sans avoir eu l’impression de s’endormir. Mais elle s’était engagée, et elle irait jusqu’au bout.
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