Elle s’arrêta encore et se retourna.
« Merci », dit-il. Mais ce mot était impuissant à exprimer ce qu’il ressentait. Elle avait sauvé la vie de son père et, pour quelqu’un qui n’avait jamais quitté la cité, elle avait eu bien du courage à faire tout ce chemin, à la seule lumière des étoiles, guidée par un simple rêve.
Luet haussa les épaules. « C’est Surâme qui m’a envoyée, dit-elle. C’est elle qu’il faut remercier, pas moi. » Puis elle s’éloigna.
Nafai revint au portail, et cette fois il ne prit aucune précaution pour entrer et le bloquer, au contraire : si un de ses frères était vraiment à l’affût, il ne voulait pas le surprendre par un retour inopiné. Comme ça, il m’entendra et rentrera dans sa chambre avant que j’aie passé le portail intérieur.
Comme il l’avait espéré, la cour était déserte. Il se dirigea droit vers la chambre de Père, par le salon d’audience et la bibliothèque. Wetchik était allongé à même le sol, sans natte, sa barbe blanche étalée sur la pierre. Nafai l’imagina un instant, la gorge ouverte, avec sa barbe d’un rouge brunâtre, imbibée de sang.
Puis il remarqua que les yeux de son père brillaient. Il était éveillé.
« C’est donc toi ? murmura Père.
— Que voulez-vous dire ? » demanda Nafai.
Père se redressa lentement, d’un air las. « J’ai fait un rêve. Ce n’était rien… rien que mes craintes.
— Quelqu’un d’autre a fait un rêve cette nuit, dit Nafai. Je viens de lui parler dans la chambre des voyageurs. Mais il vaudrait mieux que vous ne disiez à personne qu’elle était ici.
— De qui s’agit-il ?
— De Luet. Et d’après son rêve, il ne faut absolument pas que vous alliez à votre rendez-vous de ce matin. Vous risquez de vous y faire assassiner. »
Père se leva d’un bond et alluma la lumière. « Ce n’est donc pas un simple rêve que j’ai fait !
— Je commence à croire qu’il n’y a pas de simples rêves, dit Nafai. Moi aussi, j’ai rêvé, Père ; ça m’a même réveillé, et Surâme m’a fait sortir pour parler à Luet.
— Je risque donc de me faire assassiner… J’imagine la suite. Gaballufix va aussi faire tuer Roptat et maquiller la scène pour donner l’impression que l’un des deux a tué l’autre ; il ne se présentera qu’après, sans doute avec plusieurs témoins crédibles pour jurer que les meurtres ont eu lieu avant son arrivée. Bien sûr, ils seront tous horriblement choqués à la vue de ce carnage. Ah ! comment ai-je pu me montrer aussi aveugle ? C’était évidemment le meilleur moyen pour nous réunir, Roptat et moi, au même endroit et au même moment, sans témoins gênants !
— Donc, vous n’irez pas à ce rendez-vous ? dit Nafai.
— Mais si ! répondit Père. Si, j’irai !
— Non !
— Mais pas à la serre froide, reprit Père. Parce que mon rêve à moi m’a montré autre chose.
— Et quoi donc ?
— Des tentes. Mes tentes, dressées sous le soleil du désert. Si nous restons ici, Gaballufix n’aura de cesse de réitérer sa tentative, sous une autre forme. Et puis d’autres raisons me poussent à partir, à arracher mes fils à cette cité avant qu’elle ne les détruise. »
Nafai sentit que le rêve de son père avait dû être affreux ; aurait-il vu qu’un de ses fils allait le tuer ? Cela expliquerait ses premiers mots : « C’est donc toi ? »
« Alors, on va dans le désert ? demanda Nafai.
— Oui, Nafai, dit Père.
— Et quand ça ?
— Mais tout de suite, évidemment !
— Tout de suite ? Vous voulez dire demain matin ?
— Non, non ! Tout de suite, cette nuit même ! Avant l’aube, en tout cas, afin de passer la crête sans que les hommes de Gabya nous repèrent.
— Mais en allant par là, est-ce qu’on ne passe pas juste devant chez Gaballufix, au croisement de la Piste-en-Lacets et de la route du Désert ?
— Il existe un chemin écarté, répondit Père. Ce n’est pas le meilleur pour les chameaux, mais il faudra bien le prendre. Il nous amènera sur la route du Désert bien au-delà de chez Gabya. Allons, maintenant, aide-moi à réveiller tes frères.
— Non », dit Nafai.
Père se retourna, avec une expression où l’ébahissement le disputait à la colère.
« Luet, reprit Nafai, a demandé qu’on ne dise à personne que le rêve venait d’elle, et elle avait raison. Il ne faut pas non plus qu’on sache, à propos de moi. Il faut que ce soit votre rêve, à vous seul.
— Mais pourquoi ? Trois personnes contactées cette nuit par Surâme…
— Père, si c’est votre rêve, vos fils se demanderont ce que vous savez exactement et ce que vous avez vu. Alors que si nous sommes plusieurs, ils auront l’impression qu’on vous manipule ; ils résisteront, ils discuteront, alors que vous devez absolument les emmener avec vous ! »
Père acquiesça. « Tu es très avisé, dit-il, pour un garçon de quatorze ans. »
Mais Nafai savait bien qu’il n’était pas avisé du tout ; il connaissait simplement la fin du rêve de Luet. Si Meb et Elya restaient ici, Gaballufix les entraînerait définitivement dans ses machinations ; ils perdraient le peu d’honnêteté qu’ils possédaient encore. Pourtant, il devait y avoir du bon en eux ; peut-être même avaient-ils l’intention de prévenir Père. Était-ce pour cela qu’Elya avait barricadé le portail intérieur ? Pour être réveillé par le bruit que ferait Père en sortant et l’avertir de ne pas y aller ?
À moins qu’il ne veuille le suivre, afin d’être juste derrière lui quand il découvrirait le corps de Roptat dans la serre…
Non ! hurla Nafai intérieurement. Pas Elemak ! Rien que de penser ça de lui, c’est monstrueux ! Mes frères ne sont pas des meurtriers !
« Va dans ta chambre, dit Père. Ou mieux, aux cabinets. Ensuite, sors-en et montre-toi un modèle d’obéissance muette. Mais pas envers moi : envers Elya. Il sait ce qu’il faut emporter pour ce genre de voyage.
— Oui, Père », répondit Nafai.
Il sortit aussitôt ; dans la cour, il constata que les portes d’Elemak et de Mebbekew étaient toujours closes, et se dirigea vers les latrines. À peine arrivé, il entendit Père frapper à la porte de Mebbekew. « Lève-toi, mais sans bruit », dit Père. Puis, à Elemak : « Viens dans la cour. »
Tous sortirent, même Issib, sans qu’on l’ait appelé.
« Où est Nyef ? s’enquit Issib.
— Aux latrines, répondit Père.
— Ah ! génial ! s’exclama Mebbekew.
— Tu peux attendre un instant, tout de même ? » dit Père.
Nafai sortit alors du kiosque en laissant les toilettes se nettoyer automatiquement derrière lui. Père ne les obligeait quand même pas à vivre une existence complètement primitive.
« Excusez-moi, fit Nafai. Je ne voulais pas vous faire attendre. » Meb lui lança un regard noir, mais aussi trop endormi pour l’inquiéter.
« Nous partons, annonça Père. Dans le désert.
— Tous ? demanda Issib.
— Oui, tous, j’en suis navré. Tu prendras ton fauteuil ; ça ne vaut pas tes flotteurs, je sais, mais c’est mieux que rien.
— Mais pourquoi ? demanda Elemak.
— Parce que Surâme m’a averti d’un danger, à travers un rêve que je viens de faire. »
Meb émit un bruit méprisant et s’apprêta à regagner sa chambre.
Père se redressa. « Tu vas rester ici et m’écouter, Mebbekew, car si tu ne m’accompagnes pas, je ne te considérerai plus comme mon fils. »
Meb s’immobilisa, mais il ne se retourna pas.
« On complote pour m’assassiner, reprit Père. Pour me tuer ce matin même. Je devais aller à un rendez-vous avec Gaballufix et Roptat, pour y mourir. »
Elemak se récria : « Mais Gabya m’avait donné sa parole qu’il ne serait fait de mal à personne ! »
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