Père soupira. « Ah, Nafai, si mes leçons ont laissé quelques traces en toi, pourquoi n’as-tu pas retenu que se blesser et tout éclabousser de sang n’a rien à voir avec une prière à Surâme ?
— Bien, bien ! dit Nafai. Et celui qui me dit ça, c’est l’homme qui a eu la vision d’un pilier de feu au-dessus d’un rocher. Nous sommes à égalité.
— Je ne me suis pas fait saigner pour avoir ma vision, rétorqua Père. Mais peu importe. J’espérais que vous aviez reçu de Surâme quelque chose qui pourrait m’aider. »
Nafai secoua la tête.
« Non, dit Issib. Ce qu’on a surtout reçu de lui, c’est la stupeur habituelle. Il essayait de nous empêcher d’avoir des pensées interdites.
— Alors tout est fini, soupira Père. Je suis tout seul.
— Tout seul vis-à-vis de quoi ? demanda Issib.
— Gaballufix m’a contacté par le biais d’Elemak aujourd’hui ; apparemment, la situation actuelle de Basilica ne lui plaît pas plus qu’à moi. S’il avait su que cette affaire de chariots de guerre déclencherait une telle polémique, il ne s’y serait jamais lancé. Il désire que je lui ménage une entrevue avec Roptat. En fait, tout ce qu’il veut à présent, c’est un moyen de battre en retraite sans perdre la face, et il lui suffit, dit-il, que Roptat fasse machine arrière lui aussi ; ainsi, nous ne passerons d’alliance avec aucun autre pays.
— Alors, vous avez obtenu un rendez-vous avec Roptat ?
— Oui, dit Père. À l’aube, près de la serre froide à l’est de la porte du Marché.
— On dirait que Gaballufix a fini par se rendre aux idées du parti de la Cité, remarqua Nafai.
— C’est ce qu’on dirait, oui.
— Mais vous n’y croyez pas », dit Issib.
Père haussa les épaules.
« Je n’en sais rien. Il a choisi la seule position raisonnable et intelligente. Mais depuis quand Gaballufix se conduit-il de manière raisonnable ou intelligente ? Je le connais depuis des années, depuis sa jeunesse, à vrai dire, avant l’époque où il s’est mis à intriguer pour parvenir à la tête du clan, et il ne fait jamais rien qui ne soit destiné à l’élever. Il y a deux façons d’arriver à ce but : en se hissant à la force du poignet ou en éliminant ses concurrents. Au bout de bien des années, j’ai fini par comprendre que Gaballufix a une préférence certaine pour la deuxième méthode.
— Donc, dit Nafai, vous pensez qu’il se sert de vous pour se débarrasser de Roptat.
— Oui ; peu importe comment, mais il trahira Roptat et l’abattra, acquiesça Père. Et au bout du compte, je m’apercevrai qu’il s’est servi de moi pour parvenir à ses fins. Ce n’est pas nouveau.
— Mais pourquoi est-ce que vous l’aidez, alors ? demanda Issib.
— Parce qu’il y a toujours une chance pour qu’il soit sincère. Si je refuse d’intervenir entre eux et que les choses empirent à Basilica, ce sera ma faute. Je suis donc bien obligé de lui faire confiance, n’est-ce pas ?
— Vous ne pouvez faire que de votre mieux, dit Nafai, reprenant la phrase favorite de son père.
— Et garder les yeux ouverts, ajouta Issib en citant une autre expression de Père.
— Oui, dit celui-ci. Vous avez raison. »
Issib hocha la tête d’un air entendu.
« Père, reprit Nafai, est-ce que je pourrai vous accompagner demain matin ? » Père fit un signe de dénégation, mais Nafai insista. « Je veux y aller ! Je verrai peut-être quelque chose qui vous aura échappé pendant que vous parlerez ou que vous ferez Surâme sait quoi ; je peux observer les gens et leurs réactions, et vous être utile, vraiment !
— Non, répondit Père. Je ne serai pas crédible comme médiateur si on m’accompagne. »
Mais ce n’était pas la vraie raison, Nafai le savait. « En réalité, vous avez peur qu’il se passe quelque chose de grave et vous ne voulez pas que j’y assiste. »
Père haussa les épaules. « J’ai mes inquiétudes. Je suis un père, après tout.
— Mais je n’ai pas peur, moi, Père !
— Alors, c’est que tu es plus bête que je ne le craignais. Allez vous coucher maintenant, tous les deux.
— Mais il est beaucoup trop tôt ! s’insurgea Issib.
— Alors, n’allez pas vous coucher. »
Père se retourna face à l’écran.
C’était un congédiement clair et net, mais Nafai ne put s’empêcher de poser une question. « Si Surâme ne vous parle pas directement, Père, pourquoi espérer trouver de l’aide dans ses paroles d’autrefois, mortes aujourd’hui ? »
Père soupira sans rien dire.
« Nafai, intervint Issib, laisse Père méditer en paix. »
Nafai suivit son frère qui sortait de la bibliothèque. « Pourquoi est-ce que personne ne veut jamais me répondre ?
— Parce que tu n’arrêtes pas de poser des questions, répliqua Issib, et surtout dans les moments où il est évident que personne ne connaît les réponses.
— Et comment savoir que personne ne connaît les réponses si je ne demande rien ?
— Écoute, va dans ta chambre et pense à des trucs cochons, ou à ce que tu voudras. Pourquoi est-ce tu ne peux pas te conduire normalement, comme tous les gamins de quatorze ans ?
— C’est ça, répondit Nafai : c’est moi qui devrais être la seule personne normale de cette famille !
— Il faut bien qu’il y en ait une. »
Nafai changea de sujet.
« Dis donc, pourquoi Meb était-il au temple, à ton avis ?
— Il priait pour que tu attrapes des hémorroïdes chaque fois que tu poses une question.
— Non, c’est toi qui étais au temple pour ça. Mais sans rire, tu vois Meb en train de prier ?
— Et de faire plein de vilaines marques sur sa splendide anatomie ? » Issib s’esclaffa.
Ils étaient dans la cour, devant la chambre d’Issib. Ils entendirent un bruit de pas et, se retournant, aperçurent Mebbekew à la porte de la cuisine. Comme la pièce était dans le noir, ils avaient supposé qu’elle était restée vide après le départ de Trujnisha. Mais Meb avait dû surprendre toute leur conversation.
Nafai ne savait plus que dire, ce qui naturellement ne l’empêcha pas de parler. « Tu n’as pas dû rester longtemps au temple, je parie, Meb ?
— Non. Mais j’ai prié quand même, si vous tenez à le savoir.
— Excuse-moi. » Nafai était confus.
Mais Issib ne l’était pas. « Allons, ne raconte pas de blagues ! dit-il. Ou alors, montre-moi une de tes balafres !
— Je peux d’abord te poser une question, Issya ?
— Vas-y.
— Tu as un flotteur accroché au zizi pour te le redresser quand tu pisses ? Ou bien tu le laisses couler, comme les filles ? »
Il faisait sombre et Nafai ne put voir si Issib rougissait ou non. En tout cas, il regagna sa chambre sur ses flotteurs, sans un mot.
« Ah, ça… ça, c’est courageux de se moquer d’un infirme ! siffla Nafai.
— Il m’a traité de menteur ! Tu voulais peut-être que je l’embrasse ?
— Mais il plaisantait !
— Ce n’était pas drôle. » Et Meb rentra dans la cuisine.
Dans sa chambre, Nafai n’eut pas envie de se coucher.
Il avait l’impression d’être en nage, malgré le froid de la nuit, et sa peau le démangeait. Ce devait être à cause du sang et du désinfectant de la fontaine du temple. L’idée de passer du savon sur ses plaies ne le réjouissait pas, mais ce serait plus supportable que les viscosités irritantes qu’il sentait partout sur son corps. Il se dévêtit et se dirigea vers la citerne. Cette fois, il se doucha d’abord ; l’eau, pourtant un peu réchauffée par le soleil, lui fit un choc. Et ses blessures le brûlèrent quand il se savonna, plus encore peut-être qu’au moment où il se les était infligées ; mais, il le savait, c’était sans doute purement subjectif. « La douleur de l’instant est toujours la pire », disait souvent Père.
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