Elle arriva dans une petite clairière où un clair de lune lumineux s’infiltrait à travers les frondaisons. Dans un mois, toutes les feuilles seraient tombées et les taillis ne seraient plus aussi sinistres. Mais aujourd’hui, Luet voyait cette tache de lumière comme un miracle, et elle cligna des yeux.
Et durant ce battement de paupières, la clairière changea. Une femme s’y tenait à présent.
« Tante Rasa, murmura Luet. Comment a-t-elle su où me chercher ? Surâme aurait-elle encore parlé à quelqu’un d’autre ? »
Mais non, ce n’était pas tante Rasa. C’était Hushidh. Comment avait-elle pu les confondre ?
Non. Non, elle ne les avait pas confondues. Car voici qu’Hushidh venait de changer. C’était maintenant Eiadh, la belle jeune fille de la classe d’Hushidh, celle dont le pauvre Nafai était si vainement amoureux. Puis la silhouette se modifia encore, et ce fut Dol, l’actrice qui avait connu une grande heure de gloire dans sa jeunesse ; c’était une des nièces de tante Rasa, et elle était revenue chez celle-ci pour y enseigner. On avait été jusqu’à dire qu’elle avait donné son nom à Dollville (alors que ce quartier s’appelait ainsi depuis dix mille ans au moins), tant elle était belle et avait brisé de cœurs ; mais elle avait vingt ans passés maintenant, et les traits qui, chez une jeune fille, donnaient aux femmes envie de la dorloter et ravissaient les yeux des hommes ne frappaient plus chez une jeune femme. N’empêche, Luet aurait volontiers donné la moitié de sa vie si, au cours de l’autre moitié, elle avait possédé la douce et délicate beauté de Dol.
Pourquoi Surâme me montre-t-elle ces femmes ? se demanda-t-elle.
De Dol, l’apparition se transforma en Shedemei, une autre nièce de tante Rasa. Si on pouvait les comparer, Shedya était tout le contraire de Dol et d’Eiadh. À vingt-six ans, elle habitait toujours chez tante Rasa et enseignait la science aux élèves les plus anciens, cependant que sa réputation de généticienne grandissait. En fait, elle dormait la plupart du temps dans son laboratoire, à plusieurs rues de chez Rasa, plutôt que dans sa chambre, mais elle restait une figure forte et calme de la maison. Shedemei n’était pas jolie ; pas laide non plus, mais parfaitement banale, si bien que plus on étudiait son visage, moins il paraissait séduisant. Néanmoins, son esprit était comme un aimant, un aimant attiré par la vérité : dès qu’elle s’en approchait assez, elle bondissait dessus et s’y accrochait. De toutes les nièces de tante Rasa, c’est elle que Luet admirait le plus ; mais elle ne possédait pas plus l’intellect qu’il fallait pour imiter Shedemei que la beauté pour suivre les traces de Dol, et elle le savait. Surâme avait choisi d’envoyer des visions à quelqu’un qui ne pouvait servir à rien d’autre.
La femme disparut. Luet se retrouva seule dans la clairière, avec encore une fois l’impression qu’elle venait de se réveiller.
Était-ce un simple rêve, comme ceux qui surgissent alors qu’on ne sait même pas qu’on dort ?
Derrière l’endroit où l’apparition s’était dressée, Luet vit une lumière isolée qui brûlait dans la noirceur d’avant l’aube. Ce devait être le portique de tante Rasa ; dans cette direction, il ne pouvait y avoir d’autre source de clarté. Sur ce point, la vision était peut-être exacte. Tante Rasa était éveillée et l’attendait.
Elle se fraya un chemin dans les buissons. Des branchioles la cinglaient, des épines s’accrochaient à ses vêtements et à sa peau, et le sol irrégulier la faisait trébucher. Mais elle se guidait toujours sur la lumière, jusqu’au moment où celle-ci disparut, cachée par le rebord du portique.
Le mur en pierre patinée montait d’un seul élan jusqu’à la balustrade, sans aucune prise pour les mains, sur quatre mètres au moins. Même si tante Rasa attendait Luet, le portique était inaccessible, à moins d’appeler des serviteurs. Et si elle devait réveiller la maison, elle aurait aussi bien pu tirer la cloche à la porte d’entrée !
À force de tours et de détours dans les sous-bois, Luet avait finalement abordé la maison presque par le sud. La plus grande partie du portique lui était dissimulée, mais peut-être avait-on prévu, lors de la construction, un accès de l’auvent à la forêt. Les architectes ne s’étaient sûrement pas contentées d’offrir à la maison une simple vue sur la vallée de la Fracture. Et même s’il n’existait aucun moyen d’accès intentionnel, il devait bien se trouver un endroit d’où elle pourrait escalader le mur.
Contournant la face de pierre incurvée, Luet tomba enfin sur ce qu’elle cherchait : un endroit où le sol irrégulier s’élevait par rapport au portique. Là, la balustrade n’était plus éloignée que d’une longueur de bras. Et alors qu’elle s’efforçait de trouver une prise sur la rambarde, elle vit, tel un soleil qui se lève enfin, tante Rasa lui tendre les mains.
Si Luet avait été plus grande, tante Rasa n’aurait sans doute pas pu la soulever ; mais elle aurait peut-être aussi réussi à grimper toute seule.
Quand enfin elle fut assise sur le banc, à demi pelotonnée contre elle, tout près de pleurer de soulagement et d’épuisement, tante Rasa posa la seule question possible : « Au nom de la lune, que faisais-tu par ici au lieu de te présenter à la porte d’entrée comme les élèves normaux quand ils rentrent à des heures indues ? Avais-tu si peur de te faire réprimander que tu as préféré risquer de te rompre le cou à te promener dans les bois en pleine nuit ? »
Luet fit non de la tête. « Dans les bois, j’ai eu une vision, dit-elle. Mais je l’aurais peut-être aussi bien eue ailleurs, et dans ce cas-là, c’est ma propre bêtise qui m’a fait faire le tour de la maison. »
Ensuite, Luet dut raconter à tante Rasa tout ce qui s’était passé : la vision qu’elle avait décrite à Nafai, qui l’avertissait du complot contre Wetchik ; les paroles de la sainte femme dans la rue obscure ; et enfin l’apparition de Rasa et de quelques-unes de ses nièces.
« Je ne vois vraiment pas ce que peut signifier une telle vision, dit Rasa. Si Surâme ne te l’a pas dit, à toi, comment donc pourrais-je le savoir ?
— Je n’ai plus envie de me casser la tête là-dessus, répondit Luet. Je ne veux plus de visions, ni de discussions sur des visions ; je ne sais plus rien, sauf que j’ai mal partout et que j’ai envie de dormir !
— Bien sûr, c’est normal, l’approuva tante Rasa. Va dormir ; c’est à Wetchik et moi de réfléchir à la ligne de conduite à suivre, maintenant. À moins qu’il n’ait la bêtise d’estimer que l’honneur l’oblige à se présenter à ce rendez-vous perfide ! »
Luet eut soudain une pensée affreuse. « Et si Nafai ne l’avait pas prévenu ? »
Tante Rasa lui lança un regard sévère. « Nafai, ne pas prévenir son père d’un complot contre sa vie ? Je te rappelle que c’est de mon fils que tu parles ! »
Quelle importance pour Luet, qui n’avait jamais connu sa mère et dont le père pouvait être n’importe quel homme de la cité, avec une forte probabilité pour les plus bestiaux ? La relation de mère à fils n’avait pas grand sens pour elle. Dans un monde de promesses en l’air, tout était possible.
Non ! c’était son épuisement qui lui soufflait de ne faire confiance à personne. Ce qu’elle mettait en doute ici, ce n’était pas seulement la loyauté de Nafai, mais aussi et surtout le jugement de tante Rasa. Manifestement, ses facultés étaient embrouillées. À moitié guidée, à moitié portée, elle se laissa conduire jusqu’à la propre chambre de Rasa, où celle-ci l’étendit sur son grand lit moelleux ; mais Luet s’endormit avant même de comprendre où elle se trouvait.
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