La construction linéaire, en tant que telle, n’est pas en cause. On la retrouvera dans la plupart des efficaces romans “jeunesse” écrits par Heinlein dans les années 50. Ce choix peut, de surcroît, se légitimer dans le cadre d’un roman censé illustrer le “long temps” qui s’écoule entre la mise en place d’un réseau de résistance et le renversement de la puissance occupante. Les personnages, en revanche, sont pour la plupart des stéréotypes : le chef-face-à-ses-responsabilités, le savant-imbu-de-sa-personne, le soldat-taciturne-mais-incorruptible, l’intrus-utile-mais-sacrifiable, etc . Leur analyse de la situation militaire et politique est manichéenne. Convaincus de l’absolue justesse de leur combat, ils ne voient dans les actes de l’occupant qu’avidité, mépris et barbarie. De leur point de vue, les Panasiates sont tous identiques, serviteurs interchangeables d’un Empereur prêt à n’importe quelle exaction. Il y a une exception à cette maladresse inattendue dans le traitement des personnages : Thomas, le jeune engagé qui deviendra l’un des piliers de la Résistance.
Seul un personnage très secondaire, Finny, vieil anarchiste perdu au milieu des itinérants [12] Dans l’Amérique de la Dépression, les hobos sont de semi-vagabonds, souvent assez éduqués mais refusant toute attache et sillonnant le pays dans des wagons de marchandises en vivant de leur travail journalier.
, perçoit la relativité historique de la situation : “ ne commets pas l’erreur de penser que les Panasiates sont mauvais, car c’est faux ; mais ils sont bel et bien différents de nous (…) De mon point de vue, ce sont tout simplement des êtres humains qui ont été dupés par la vieille foutaise de l’État considéré comme puissance ultime ”. Comme en écho, le grand voyageur qu’est Robert Heinlein réaffirmera, en 1961, au plus fort de la Guerre Froide : “ Le communisme est une religion, une religion extrêmement morale et profondément captivante. La première chose à savoir afin de les comprendre – et du coup de deviner dans quelle direction le vent tournera – est que les communistes ne sont pas mauvais ! Permettez-moi de le répéter, comme une pub : les communistes ne sont pas mauvais ! (…) Des principaux peuples de cette planète, les Russes et les Chinois sont ceux qui nous ressemblent le plus, ceux que j’aime le plus – et c’est une profonde tristesse pour moi que ces peuples doux et au grand cœur soient désignés par la logique de l’histoire pour être nos antagonistes [13] Robert A. Heinlein, “ The Future Revisited” , discours prononcé à la Convention Mondiale de Seattle, 1961, in Requiem , pp. 168–197.
.”
Le reproche le plus important que l’on puisse faire à Sixième Colonne est lié à un élément narratif hérité de “ All” , l’existence d’une “arme suprême” aux applications illimitées. Ce qui affaiblit l’intrigue, c’est le recours systématique au fabuleux “rayon Ledbetter”. Tour à tour rayon de la mort pour les Panasiates seuls, bouclier impénétrable aux radars autant qu’aux projectiles et instrument d’hypnose, l’arme que possèdent les résistants leur permet de résoudre toutes les difficultés qui se présentent. Sauver des prêtres emprisonnés, défier le Prince jusque dans son lit sont des jeux d’enfant. Jamais Robert Heinlein ne permet au lecteur de soupçonner à quel point cet outil est polyvalent ; la tentative de rationalisation par un jargon pseudo-scientifique (“la forme triphasée de champ électro-gravito-magnétique”, etc .) est pathétique [14] “Je ne croyais pas vraiment aux raisonnements pseudo-scientifiques des trois spectres de Campbell – j’ai donc travaillé particulièrement dur pour le faire sonner réaliste”, in Expanded Universe , 1980, p.75.
. C’est le “ deus ex machina ” par excellence.
Bien que l’auteur affirme par la voix de ses personnages que la seule supériorité technologique ne permet pas de gagner la guerre, cette arme infaillible et sélective s’avère la clef de la reconquête. Ainsi, la mise en place de l’intrigue, qui laissait présager un complot aux ramifications multiples, se résout en un massacre aussi massif que complaisant. Tout était gagné d’avance, malgré les efforts de l’auteur pour nous donner l’impression du contraire.
La naissance d’un genre littéraire
Robert Heinlein ne réitérera jamais les erreurs qu’il commet dans Sixième Colonne . Il trouvera les parades narratives qui s’imposent. Les auteurs de science-fiction qui viendront après lui marcheront dans ses pas, usant et abusant des techniques d’écriture qu’il a inventées ou simplement identifiées.
Héritière des aventures échevelées des “ dime novels ” du XIX eou simple prétexte aux extrapolations scientifiques plus ou moins rigoureuses voulues, après Jules Verne, par Hugo Gernsback, la science-fiction américaine est longtemps restée obnubilée par le contenu. Sixième Colonne marque en quelque sorte une charnière avec son accession à la maturité littéraire. La nouvelle génération d’auteurs qui se hisse sur les décombres du conflit mondial ne se contente plus d’émerveiller ses lecteurs par son imaginaire débridé. Délivrée de sa naïveté quant à l’omnipotence de la science, la science-fiction revendique désormais une esthétique propre et une exigence stylistique sans cesse croissante. Elle s’affranchit des couvertures racoleuses des “ pulps ” pour coloniser des supports de plus en plus prestigieux. Elle est, dès lors, jugée selon des critères littéraires plus exigeants.
La mise en place de nouveaux procédés narratifs forge, tout autant que ses paradigmes, une identité à la science-fiction. Elle n’est plus simplement une façon de voir le monde. Elle est une littérature d’un nouveau genre, furieusement contemporaine, nantie d’une double exigence : être subversive, être efficace.
Qu’est Sixième Colonne en définitive, sinon l’une des premières étapes de cette redéfinition ? C’est à ce titre que sa réédition s’imposait. La science-fiction est une littérature collective. Sixième Colonne ne doit pas être envisagée comme l’œuvre hésitante d’un apprenti isolé. C’est la carte d’un pionnier nommé Robert Heinlein qui, après 1941, parcourra encore très, très longtemps, ces terres étrangères…
Ugo Bellagamba & Éric Picholle
Fin
Le roman retrouvera la signature de Robert Heinlein lors de sa reprise en volume en 1949. Des éditions ultérieures paraîtront sous le titre alternatif de The Day After Tomorrow .
L’un des personnages de Solution Unsatisfactory ( mai 1941 , non traduit) expliquait déjà que si les États-Unis “ n’étaient pas en guerre, légalement, nous avions été dans la guerre jusqu’au cou, avec tout notre poids du côté de la démocratie, depuis 1940 ”, in Expanded Universe , Baen Books, New York, 1980, pp. 77–115.
Robert A. Heinlein, “The Discovery of the Future”, in recueil Requiem , Y. Kondo éd.,Tor, New York, 1992. Heinlein y emprunte à Alfred Korzibsky l’idée d’une littérature-lien entre passé et futur ( time-binding ).
Officier de marine réformé en 1934 pour tuberculose, Robert Heinlein s’est ensuite essayé à un grand nombre d’activités. Il a été successivement étudiant en sciences, propriétaire d’une mine d’argent, rédacteur en chef, marchand de biens, politicien. Ce n’est qu’après la guerre, avec la publication des Vertes Collines de la Terre (1947) dans le Saturday Evening Post , qui paye décemment ses auteurs, que Robert Heinlein épousera sans retour la carrière d’écrivain de science-fiction.
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