— Voici une équipe qui ne manque pas d’imagination, Jeff.
Thomas lut le rapport et acquiesça :
— J’espère qu’ils se débrouilleront tous aussi bien. Nous aurions peut-être dû leur donner des instructions plus détaillées.
— Je ne le pense pas. Les instructions détaillées sont la mort de l’initiative. De cette façon, nous les incitons à se creuser la tête pour inventer par eux-mêmes le moyen le plus déplaisant de faire enrager nos bons maîtres bridés. Je m’attends à des solutions aussi amusantes qu’ingénieuses.
À neuf heures du matin – heure du QG –, chacun des soixante et onze dignitaires Panasiates avait été rendu vivant, mais déshonoré à jamais et de façon intolérable, à ses frères orientaux. Dans aucun cas, du moins selon les données disponibles, les Asiatiques n’avaient eu la moindre possibilité de rattacher directement ce terrible affront au culte de Mota. C’était simplement une catastrophe, un cataclysme psychologique de la pire sorte, qui les avait atteints au cœur de la nuit, sans avertissement et sans laisser de trace.
— Vous n’avez pas encore fixé l’heure à laquelle nous devons entrer en phase trois, major, rappela Thomas à Ardmore quand tous les rapports furent parvenus.
— Je sais. Ce sera très probablement dans les deux prochaines heures, au plus tard. Nous devons leur laisser un peu de temps pour bien se rendre compte de ce qui leur est arrivé. L’effet démoralisateur sera bien plus grand, quand ils auront pu comparer les informations leur parvenant des quatre coins du pays et constater que tous leurs dirigeants, sans exception, ont été publiquement humiliés. Cela, s’ajoutant au fait que nous avons pratiquement détruit l’état-major du prince, devrait déclencher chez les Panasiates une magnifique crise d’hystérie collective ; mais il faut lui donner le temps de mûrir. Downer est prêt à l’action ?
— Il attend vos ordres dans le bureau des communications.
— Dites-leur d’établir un circuit de relais entre lui et mon bureau. Je veux entendre d’ici ce qu’il captera.
Thomas appela à l’intercom et parla brièvement. Peu de temps après, le visage pseudo asiatique de Downer apparut sur l’écran surmontant le bureau d’Ardmore. Comme le major lui parlait, Downer retira un de ses écouteurs et lui jeta un regard interrogateur.
— Je disais : avez-vous déjà capté quelque chose d’intéressant ? répéta Ardmore.
— Oui. Ils sont en effervescence. Ce que j’ai pu traduire a été enregistré, répondit Downer en montrant le micro suspendu devant son visage.
Puis son regard prit une expression attentive et préoccupée tandis qu’il écoutait.
— San Francisco essaie d’avoir des nouvelles du palais du prince royal…
— Bon, bon, ne me laissez pas vous distraire, dit Ardmore en éteignant son propre micro.
— On annonce la mort du gouverneur. San Francisco voudrait l’autorisation de… Attendez un instant… Le bureau des communications veut me faire essayer une autre longueur d’ondes… Voilà, ça y est. Ils utilisent l’indicatif du prince royal, mais c’est sur la fréquence du gouverneur de province. Je ne comprends pas ce qu’ils disent. Ils doivent employer un code ou bien un dialecte que je ne connais pas. Officier de quart, essayez une autre longueur d’ondes, je perds mon temps sur celle-ci… Oui, c’est mieux.
Le visage de Downer devint extrêmement attentif, puis s’illumina de façon soudaine :
— Chef, écoutez ça ! Quelqu’un dit que le gouverneur de la province du Golfe a perdu la raison, et on demande la permission de le remplacer ! En voici un autre… Il veut savoir ce qui est détraqué dans les circuits du palais et comment joindre l’état-major du prince… Il veut signaler un soulèvement…
— Où cela ? demanda vivement Ardmore.
— Je n’arrive pas à savoir… Toutes les fréquences sont saturées, et en plus, la moitié de ce que je capte est incohérent. Ils n’attendent pas la fin du message précédent pour envoyer le suivant.
On frappa discrètement à la porte du bureau d’Ardmore et, dans l’entrebâillement, apparut la tête du docteur Brooks.
— Puis-je entrer ?
— Oh, mais certainement, docteur, entrez donc. Nous sommes en train d’écouter ce que le capitaine Downer arrive à capter sur les ondes.
— Quel dommage que nous n’en ayons pas une douzaine comme lui… Je veux dire, des traducteurs.
— Oui, mais il ne semble pas y avoir grand-chose à capter d’autre qu’une impression générale.
Pendant presque une heure, ils écoutèrent ce que Downer pouvait leur traduire. Il s’agissait surtout de messages fragmentaires ou incomplets, mais à chaque instant se confirmait davantage le fait que le sabotage de l’état-major du prince, s’ajoutant au terrible impact émotionnel de l’humiliation infligée aux membres du gouvernement, avait complètement désorganisé le fonctionnement normal du pouvoir panasiate. Finalement Downer annonça :
— Voici un ordre général… Un instant… Il est ordonné de cesser de parler en clair. Tous les messages devront être transmis en code.
Ardmore regarda Thomas :
— Je crois que c’est le bon moment, Jeff. Un homme ayant de la poigne et du bon sens essaie de tout remettre en ordre. Il s’agit probablement de notre vieil ami, le prince. Il est temps de lui mettre des bâtons dans les roues.
Ardmore appela le bureau des communications et dit à l’officier de quart quand il apparut sur l’écran :
— Allez-y, Steeves, envoyez le jus !
— On les brouille ?
— Exactement. Avertissez tous les temples sur le circuit A, et donnez-leur ordre d’entrer tous immédiatement en action.
— Ils sont prêts, major. Exécution ?
— Oui, parfait. Exécution !
Wilkie avait imaginé un appareil très simple qui permettait, si on le désirait, d’employer l’énorme puissance des projecteurs des temples à rendre toutes les radiations électromagnétiques sur les fréquences radio totalement indistinctes, c’est-à-dire à créer de la friture. Les radiations se déchaînaient alors comme un mélange de taches solaires, d’orages électriques et d’aurores.
Sur l’écran, on vit Downer arracher les écouteurs de ses oreilles.
— Bon sang de… Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ?
Avec précaution, il approcha un des écouteurs de son oreille et hocha la tête.
— Mort. Je parie que nous avons bousillé tous les récepteurs du pays.
— C’est possible, dit Ardmore à ceux qui se trouvaient avec lui dans le bureau, mais nous allons quand même continuer à les brouiller.
Au même moment, dans tous les États-Unis, il n’y avait plus aucun autre moyen de communication générale que la para-radio du culte de Mota. Les conquérants ne pouvaient même plus recourir au téléphone basique, car les câbles téléphoniques, devenus obsolètes, avaient depuis longtemps été arrachés pour en récupérer le cuivre.
— Combien de temps encore, chef ? demanda Thomas.
— Ça ne va plus tarder. Nous leur avons laissé le loisir de s’informer mutuellement que quelque chose d’infernal semblait s’être déchaîné à travers tout le pays, puis nous avons interrompu toutes leurs communications, ce qui devrait provoquer un sentiment de panique. Je veux laisser à cette panique le temps de mûrir et de gagner tous les Panasiates du territoire, puis, quand je sentirai qu’ils sont à point, nous leur assènerons le grand coup.
— Comment saurez-vous qu’ils sont à point ?
— Je ne le saurai pas. Nous nous fierons à notre intuition collective. Laissons ces petits chéris tourner en rond pendant un moment, pas plus d’une heure, et ensuite nous sortirons le grand jeu.
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