Thomas et Howe étaient contents d’être enfin seuls. Être un “saint homme” a ses inconvénients ; ils n’avaient rien mangé depuis leur départ de la Citadelle. Jeff sortit de sous sa robe des sandwiches qu’ils engloutirent aussitôt. Et ce qu’ils apprécièrent encore davantage, c’est que le bureau de Konsky comprenait des toilettes adjacentes.
Trois heures plus tard, ils étaient en possession d’un document dont la traduction en anglais déclarait que le Céleste Empereur était heureux de concéder à ses fidèles sujets, etc., la location payable à l’avance de l’entrepôt. En échange d’une autre somme disproportionnée, Konsky promit de faire nettoyer le bâtiment le jour même, de fournir différents matériaux, et de veiller à l’exécution de certaines réparations. Jeff le remercia et, avec un sérieux imperturbable, le convia à venir assister aux premiers offices qui seraient célébrés dans le nouveau temple.
Ils reprirent le chemin de l’entrepôt. Lorsque Konsky fut hors de vue, Jeff dit :
— Vous savez, Alec, nous allons souvent avoir à recourir à ce type, mais quand le jour viendra, j’aurai une petite liste de noms, et le sien apparaîtra en tête. Je m’occuperai moi-même de lui.
— On se le partagera, se contenta de dire Howe.
Quand ils arrivèrent à l’entrepôt, le gamin des rues parut se matérialiser soudain à côté d’eux :
— Vous avez d’autres commissions, grand-père ?
— Sois béni, mon fils. Oui, plusieurs.
Après une nouvelle transaction financière, le gamin les quitta pour aller leur trouver des lits de camp et de la literie. Jeff le regarda partir et dit :
— J’en ferai un enfant de chœur. Il peut aller dans des endroits auxquels nous n’avons pas accès, et faire des choses dont nous devons nous abstenir. Et les flics s’intéressent moins à un enfant qu’à un adulte.
— Je ne pense pas que vous puissiez lui faire confiance.
— Je n’en ai pas l’intention. Il nous prendra toujours pour deux cinglés et sera fermement convaincu que nous sommes des prêtres du grand dieu Mota. Nous ne pouvons nous fier à personne, Alec, avant d’avoir pris toutes les garanties possibles. Venez. Allons tuer tous les rats de cet entrepôt avant l’arrivée de l’équipe de nettoyage. Voulez-vous que je vérifie les paramètres de votre crosse ?
Avant la tombée de la nuit, le premier temple du dieu Mota à Denver avait commencé à prendre forme, bien qu’il ait toujours l’air d’un entrepôt et qu’il n’y ait pas encore de fidèles. Tout le bâtiment empestait le désinfectant, mais il avait été nettoyé et vidé de fond en comble, et la porte d’entrée fermait. Il contenait deux lits de fortune, ainsi qu’une réserve de provisions pouvant permettre à deux hommes de subsister pendant une quinzaine de jours.
Leur chaperon de la police continuait à monter la garde de l’autre côté de la rue.
Cette surveillance se maintint pendant quatre jours, au cours desquels, à deux reprises, une escouade de policiers vint se livrer à une minutieuse perquisition. Thomas les laissa faire, car il n’avait encore rien à cacher. Leurs crosses étaient encore leurs seules sources de puissance, et leur seul communicateur Ledbetter était porté par Howe, ce qui le faisait paraître légèrement bossu durant la journée. Thomas, quant à lui, portait la ceinture d’argent.
Entre-temps, toujours par l’entremise de Konsky, les deux hommes avaient acquis une automobile puissante et rapide, avec la permission de la conduire ou de la faire conduire partout où s’étendait la juridiction du gouverneur. Les “frais pour services spéciaux” furent particulièrement élevés. Thomas engagea un chauffeur, non point par l’intermédiaire de Konsky, mais par Peewee Jenkins, le gamin qui leur était venu en aide le premier jour.
La surveillance spéciale dont faisaient l’objet les prêtres de Mota prit fin à midi, le quatrième jour. Cet après-midi-là, Jeff, laissant le futur temple à la garde de Howe, se rendit à la Citadelle en voiture. Il revint en compagnie de Scheer, très mal à l’aise et peu convaincant avec ses vêtements religieux et sa barbe. Il transportait avec lui un coffre cubique émaillé aux six couleurs sacrées de Mota. Une fois à l’intérieur de l’entrepôt, la porte ayant été bien barricadée, Scheer ouvrit le coffre avec une extrême prudence, d’une façon bien précise, afin qu’il n’explose pas en les pulvérisant, eux et le temple tout entier. Après quoi, Scheer s’affaira autour de l’“autel” récemment construit. Il termina peu après minuit, mais il avait encore beaucoup de travail à faire à l’extérieur du bâtiment, tandis que Howe et Thomas montaient la garde, prêts à assommer ou même tuer, au besoin, quiconque viendrait interrompre le sergent.
Quand le soleil se leva de nouveau sur le temple, le mur où s’encastrait la porte d’entrée était devenu vert émeraude, tandis que les trois autres étaient respectivement rouge, doré, et bleu marine. Le temple de Mota était prêt à recevoir les fidèles… et les autres. Détail extrêmement important, il fallait être de race blanche pour pouvoir en franchir impunément le seuil.
Une heure avant le lever du soleil, Jeff se posta près de la porte et attendit, anxieux. La soudaine transformation du bâtiment allait certainement provoquer une nouvelle perquisition, à laquelle il devrait s’opposer, par tous les moyens, y compris les plus radicaux. Thomas espérait qu’il lui suffirait de parler pour parvenir à convaincre les policiers que le temple devait être considéré comme une enclave, uniquement réservée à la race des esclaves. Mais il suffirait d’un léger excès de zèle de la part d’un subalterne pour obliger Thomas à recourir aux moyens violents et anéantir ainsi tout espoir de réussir une pénétration pacifique.
Howe, survenant derrière lui, le fit sursauter.
— Hé là ! Oh… Alec ! Ne me faites pas des coups pareils, je suis déjà nerveux comme tout !
— Désolé, mais le major Ardmore est sur le circuit. Il veut savoir comment vous vous débrouillez.
— Parlez-lui, moi je ne peux pas quitter la porte.
— Il demande aussi quand Scheer sera de retour.
— Dites-lui que je le lui renverrai dès que je serai sûr qu’il peut se risquer au-dehors sans danger, mais pas une minute avant cela.
— O.K.
Howe s’éloigna et, comme Jeff reportait son regard vers la rue, il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Un Panasiate en uniforme était en train d’examiner l’immeuble avec curiosité. L’étranger demeura là un moment, puis s’éloigna au petit trot, qui semblait être de rigueur chaque fois qu’un militaire panasiate était de service.
“Mota, mon vieux, pensa Jeff, c’est le moment de montrer ce dont tu es capable.”
Moins de dix minutes plus tard, arriva une escouade commandée par l’officier qui avait déjà dirigé les précédentes perquisitions.
— Écarte-toi, saint homme.
— Non, maître, répondit Jeff avec fermeté. Le temple est maintenant consacré. Nul ne peut plus y pénétrer, à part les fidèles du Seigneur Mota.
— Nous n’abîmerons pas ton temple, saint homme. Laisse-nous passer.
— Maître, si vous entrez, je ne pourrai détourner de vous le courroux du Seigneur Mota, ni celui du gouverneur.
Avant que l’officier ait eu le temps de réfléchir à cette dernière remarque, Jeff poursuivit vivement :
— Le Seigneur Mota attendait votre visite et vous bénit. Il m’a chargé, moi, son humble serviteur, de vous faire trois dons.
— Des dons ?
— Pour vous-même, dit Jeff en déposant une lourde bourse dans la main de l’officier. Pour votre supérieur – que son nom soit béni, dit-il en lui en tendant une seconde. Et pour vos hommes.
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