— Ça va, Jeff ?
— Oui, très bien.
Wilkie passa en pilotage automatique assez longtemps pour se pencher à l’extérieur et dire :
— Bonne chance !
— Merci. Mais bouclez-la et filez !
— O.K.
La portière se referma et le véhicule disparut dans la nuit.
Il commençait à faire jour quand Thomas et Howe arrivèrent au pied de la montagne et approchèrent Denver. Pour autant qu’ils aient pu s’en rendre compte, personne ne les avait repérés, bien qu’ils aient dû se blottir dans un buisson pendant quelques minutes, osant à peine respirer, au passage d’une patrouille. Jeff avait braqué sa crosse, le pouce prêt à appuyer sur une des feuilles d’or se trouvant au-dessous du cube de Mota. Mais la patrouille était passée, sans se douter que la foudre avait failli s’abattre sur elle.
Lorsqu’il fit jour et qu’ils eurent atteint la ville, Thomas et Howe ne cherchèrent plus à passer inaperçus. Peu de Panasiates étaient dehors à cette heure matinale ; les membres de te race esclave se hâtaient le long des rues, se rendant à leur travail, mais la race des seigneurs dormait encore. Les Américains qui croisaient les deux hommes les dévisageaient brièvement, mais ne les arrêtaient pas, et ne leur adressaient pas la parole. Les indigènes avaient déjà appris la loi fondamentale des États policiers : “Occupez-vous de vos affaires et ne soyez pas curieux.”
Jeff chercha délibérément à rencontrer un policier panasiate. Alec et lui descendirent du trottoir, branchèrent leurs boucliers et attendirent. Il n’y avait pas d’Américains alentour, car l’omniprésence de la police d’occupation les incitait à raser les murs et à se faire tout petits. Jeff s’humecta les lèvres et dit :
— C’est moi qui parlerai, Alec.
— Ça me va.
— Il arrive. Oh, mon Dieu, Alec, allumez votre auréole !
— Hein ?
Howe glissa un doigt sous son turban, derrière l’oreille droite. Aussitôt, l’auréole se mit à miroiter au-dessus de sa tête. C’était un simple effet d’ionisation, un tour de passe-passe dû aux spectres additionnels, beaucoup moins mystérieux que le phénomène de l’aurore, par exemple, mais c’était très réussi.
— C’est mieux, lui accorda Jeff, du coin de la bouche. Mais qu’a votre barbe ?
— Elle se décolle sans arrêt parce que je transpire.
— Ne la perdez surtout pas maintenant ! Le voilà.
Thomas se mit en position pour bénir le Panasiate, et Howe l’imita.
— La paix soit avec vous, maître ! entonna Jeff.
Le policier asiatique s’arrêta. Sa connaissance de l’anglais se limitait à Halte, Suivez-moi et Montrez votre carte . Il se fiait à sa matraque pour faire rentrer ces chiens dans les rangs. Mais il reconnaissait l’accoutrement des deux hommes, identique au dessin de l’affiche qui venait d’être placardée dans le poste de police. S’habiller ainsi était une des nombreuses choses ridicules que l’on permettait aux esclaves.
Néanmoins, un esclave restait un esclave et devait être maintenu dans le bon chemin. Or tous les esclaves devaient s’incliner et ces deux-là ne s’inclinaient pas. Il voulut frapper à l’estomac l’esclave le plus proche de lui.
La matraque rebondit avant d’avoir atteint son but et les doigts du policier ressentirent une violente secousse, comme si son arme avait heurté quelque chose de très dur.
— La paix soit avec vous ! grommela Jeff en observant attentivement l’homme. Le policier était armé d’un pistolet à vortex. Jeff n’en redoutait pas les effets, mais il n’avait aucune intention de laisser voir à son interlocuteur que les armes de l’Empereur ne pouvaient rien contre lui. Il regrettait d’avoir utilisé son bouclier pour se protéger d’un coup de matraque et espérait que le Panasiate n’en croirait pas ses yeux et nierait l’évidence.
Manifestement, l’homme était ahuri. Il regarda sa matraque, recula le bras comme pour frapper à nouveau, puis parut se raviser. Faisant appel à ses maigres ressources en anglais, il ordonna :
— Suivez-moi !
Jeff leva de nouveau la main :
— La paix soit avec vous ! dit-il. Puis, achevant sa bénédiction dans un jargon parfaitement incompréhensible, il pointa l’index vers Howe.
Le policier eut l’air perplexe ; il gagna le coin de la rue et, après avoir regardé à droite et à gauche, souffla dans son sifflet.
— Pourquoi m’avez-vous montré du doigt ? chuchota Alec.
— Je ne sais pas. Ça m’a paru être une bonne idée. Attention !
Un autre policier arrivait à la hâte et, se joignant à son camarade, il se dirigea vers Howe et Thomas. Il semblait être d’un grade supérieur. Après avoir échangé quelques phrases avec son sous-fifre dans leur incompréhensible langue chantante, il s’approcha et sortit son pistolet en disant :
— Allez, vous deux, suivez-nous vite !
— Venez, Alec, dit Thomas en obtempérant.
Ce faisant, il débrancha son bouclier ; il espérait que Howe s’en apercevrait et agirait de même. Il semblait préférable à Thomas de ne pas divulguer l’existence des boucliers, tout au moins pour l’instant.
Les Panasiates les conduisirent au poste de police le plus proche. Jeff marchait d’un pas assuré, en distribuant des bénédictions mielleuses à tour de bras. À l’approche du poste, le policier gradé dépêcha son subordonné en avant-coureur, si bien que, à leur arrivée, l’officier en chef les attendait sur le seuil, apparemment curieux de voir ces drôles d’oiseaux que ses hommes avaient capturés.
Mais la curiosité de l’officier de police se nuançait d’appréhension. Il était au courant des circonstances dans lesquelles l’infortuné lieutenant qui avait découvert l’existence de ces saints hommes avait rejoint ses ancêtres. Il était donc bien décidé à ne pas commettre de faute pouvant lui faire perdre la face.
— La paix soit avec vous ! fit Jeff en prenant la pose. Maître, j’ai à me plaindre de vos serviteurs. Ils nous ont empêchés d’accomplir notre saint devoir, qui est pourtant approuvé par Son Altesse Sérénissime le gouverneur lui-même !
L’officier joua avec sa matraque, puis parla à ses subordonnés dans leur langue avant de se tourner de nouveau vers Jeff.
— Qui es-tu ?
— Un prêtre du grand dieu Mota.
Le Panasiate posa la même question à Alec, et Jeff intervint aussitôt :
— Maître, dit-il vivement, mon compagnon est un très saint homme qui a fait vœu de silence. Si vous le forcez à parler, ce sera un péché qui retombera sur vous.
L’officier hésita. Le bulletin de renseignements concernant ces énergumènes était des plus catégoriques, mais n’indiquait aucun précédent quant à la façon de se conduire à leur égard. Or, l’officier avait horreur d’établir des précédents ; ceux qui le faisaient avaient parfois de l’avancement mais, bien plus souvent, ils allaient rejoindre leurs ancêtres.
— Il n’a pas besoin de rompre son vœu, mais montrez-moi vos cartes, tous les deux.
Jeff parut étonné :
— Nous sommes d’humbles serviteurs anonymes du grand dieu Mota. En quoi ce genre de détails nous concerne-t-il ?
— Dépêchez-vous !
Jeff s’efforça de paraître triste pour dissimuler sa nervosité. Il avait répété ce petit discours dans sa tête. Beaucoup de choses allaient dépendre de son succès.
— Je suis navré pour vous, jeune maître, et je vais prier pour que Mota vous ait en sa sainte garde, mais je dois vous demander d’être mis en présence du gouverneur impérial. Immédiatement !
— C’est impossible.
— Son Altesse m’a déjà vu et consentira à me recevoir de nouveau. Le gouverneur impérial est toujours prêt à donner audience aux serviteurs du grand dieu Mota.
Читать дальше