— Bon, dit Calhoun avec un geste de dédain, vous êtes certainement meilleur juge que moi en la matière ; pour ce qui est d’abuser le public, vous avez, je crois, énormément d’expérience. Personnellement, je ne me suis jamais préoccupé de ce genre de questions. Seule la science pure m’intéresse. Si vous n’avez plus besoin de moi, major, j’ai beaucoup de travail.
— Mais certainement, colonel, certainement ! Vos travaux sont de la plus haute importance !
Quand Calhoun fut parti, Ardmore ajouta d’un ton pensif :
— D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi la psychologie des masses ne peut pas être une discipline scientifique. Si quelques savants avaient pris la peine de formuler certaines vérités que les représentants de commerce et les politiciens connaissent déjà, nous ne serions peut-être pas dans la situation où nous nous trouvons actuellement.
— Je crois pouvoir répondre à cette remarque, fit timidement le docteur Brooks.
— Hein ! Ah, oui, docteur. Que vouliez-vous nous dire ?
— La psychologie n’est pas une science, parce qu’elle est trop compliquée. L’esprit scientifique à, en règle générale, un grand amour de l’ordre. Il craint et a tendance à ignorer les domaines de recherche où l’ordre n’est pas nettement apparent, se limitant à ceux où l’on peut aisément trouver un ordre, comme les sciences physiques. Il laisse les sujets d’étude plus complexes à ceux qui se fient à leur instinct. C’est pourquoi nous possédons une science rigoureuse de la thermodynamique, par exemple, alors qu’il se passera encore bien des années avant que nous puissions en dire autant de la psychodynamique.
Wilkie se tourna brusquement pour faire face à Brooks :
— Croyez-vous vraiment cela, Brooksie ?
— Mais certainement, mon cher Bob.
Ardmore frappa sur son bureau :
— C’est un sujet fort intéressant et j’aimerais que nous puissions poursuivre cette discussion… Mais nous avons encore du pain sur la planche. En ce qui concerne l’établissement de ce temple à Denver… Quelqu’un a-t-il une suggestion ?
“Je suis bien content, dit Wilkie, de ne pas avoir à m’atteler à ça. Je ne saurais absolument pas par où commencer.
— Et pourtant, il va peut-être bien falloir vous y atteler, Bob, répliqua Ardmore. Nous allons sans doute tous devoir nous y mettre. Ah, bon sang, si seulement nous avions quelques centaines de types sur lesquels nous puissions compter ! Mais ce n’est pas le cas, nous ne sommes que neuf…
Il resta pensif un moment, tambourinant sur la table.
— Rien que neuf.
— Le colonel Calhoun n’acceptera jamais de jouer les prêtres, fit remarquer Brooks.
— Bon, alors on est huit. Jeff, combien y a-t-il de villes aux États-Unis ?
— Et vous ne pourrez pas non plus faire appel à Frank Mitsui, poursuivit Brooks. Du reste, j’ai beau être volontaire, je ne vois pas non plus à quoi vous pourriez m’utiliser. Je sais aussi bien comment m’y prendre pour installer une fausse Église que pour enseigner la danse classique !
— Pas de panique, docteur, je n’y connais rien non plus. Nous ferons ça au jugé. Fort heureusement, il n’y a aucune règle. Nous pourrons l’organiser de la façon qui nous conviendra le mieux.
— Mais comment parviendrez-vous à convaincre les gens ?
— Nous n’aurons pas besoin de le faire, en tout cas pas dans le but de les convertir. Les véritables convertis risquent de se révéler gênants plus qu’autre chose. Nous n’aurons que nos vainqueurs à convaincre de la légitimité de notre religion, et ça ne devrait pas être bien difficile : vues de l’extérieur, toutes les religions paraissent aussi ridicules les unes que les autres. Prenez, par exemple…
Ardmore vit l’expression du visage de Scheer et ajouta aussitôt :
— Excusez-moi, je n’ai pas l’intention d’offenser qui que ce soit. Mais ça n’en est pas moins un fait dont nous pourrons tirer parti sur le plan militaire. Prenez n’importe quel mystère religieux, n’importe quelle proposition théologique : exprimés en mots courants, ils paraîtront complètement absurdes à un profane. Et cela vaut aussi bien pour la consommation symbolique du corps et du sang du Christ chez les catholiques que pour le cannibalisme proprement dit dans certaines tribus sauvages.
“Attendez ! se hâta de dire Ardmore. Ne me jetez pas la pierre. Je me garde bien de porter un jugement sur n’importe quelle religion ou pratique rituelle, quelle qu’elle soit. Je constate simplement que nous serons libres de faire tout ce que nous voudrons, aussi longtemps que nous nous réclamerons d’un culte religieux et que nous ne porterons pas atteinte à l’autorité des bridés. Mais nous devons décider exactement de ce que nous allons faire et dire.
— Ce n’est pas le double discours qui me tracasse, dit Thomas. Je me suis contenté de prononcer de grandes phrases vides de sens, et ça a très bien marché. Mais je me demande comment nous allons parvenir à avoir pignon sur rue dans les villes. Nous ne sommes tout simplement pas assez nombreux pour y arriver. C’est à ça que vous pensiez quand vous me demandiez, tout à l’heure, combien il y avait de villes aux États-Unis ?
— Hmm, oui. Il est absolument hors de question de risquer d’agir directement tant que nous n’aurons pas littéralement quadrillé toute l’étendue du pays. Il faut nous préparer à une guerre de très longue haleine.
— Major, dit Thomas, pourquoi voulez-vous être présent dans toutes les villes ?
Ardmore parut intéressé par la remarque, et dit :
— Continuez.
— Eh bien, reprit Thomas d’un ton hésitant, d’après ce que nous avons déjà appris, les Panasiates n’ont pas de vrais effectifs militaires dans chaque localité. Ils ont environ soixante à soixante-quinze lieux de garnison. Dans la plupart des petites villes, il n’y a qu’un responsable, qui sert à la fois de maire, de chef de la police et de percepteur, pour veiller à l’exécution des ordres du gouverneur. Et ce grand ponte local n’est même pas un soldat à proprement parler, même s’il porte un uniforme et une arme. C’est une sorte de gendarme, un fonctionnaire qui fait office de gouverneur militaire. Je pense que nous pouvons nous permettre de l’ignorer. Son pouvoir ne durerait pas plus de cinq minutes s’il n’était pas soutenu par les troupes et les armes des villes de garnison.
— Je saisis votre point de vue, acquiesça Ardmore. Vous estimez que nous devrions nous concentrer sur les villes où il y a une garnison, et ignorer les autres. Cela dit, Jeff, nous ne devons pas sous-estimer l’ennemi. Si le grand dieu Mota ne se manifeste que dans les villes de garnison, il y aura certainement un agent du renseignement panasiate qui finira par trouver cela très curieux, quand il étudiera les statistiques concernant le territoire occupé. Je crois qu’il est important de nous manifester ailleurs et partout.
— Et je vous fais respectueusement remarquer, major, que nous ne le pouvons pas. Nous n’avons pas assez d’effectifs. Nous aurons déjà assez de mal à recruter et à entraîner suffisamment d’hommes pour établir un temple dans chaque ville de garnison.
Ardmore se rongeait l’ongle du pouce et paraissait contrarié.
— Vous avez probablement raison, mais, nom d’une pipe, nous n’arriverons jamais à rien si nous restons assis là, à nous inquiéter des difficultés. Je vous ai déjà dit qu’il nous faudrait agir au jugé, et c’est ce que nous ferons. Notre premier objectif, c’est l’installation d’un quartier général à Denver. Jeff, de quoi allez-vous avoir besoin ?
— Je ne sais pas, dit Thomas en fronçant les sourcils. D’argent, je suppose.
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