— Vous, un officier de l’armée du Céleste Empereur, vous vous êtes laissé ridiculiser aux yeux d’une race sujette. Qu’avez-vous à dire ?
— J’implore votre pardon, sire !
— Il ne m’appartient pas de vous l’accorder. C’est une question à régler avec vos ancêtres.
— J’entends bien, sire, dit l’autre en effleurant la courte épée qu’il portait au côté.
— Ne précipitons rien. Je désire que vous alliez en personne raconter votre histoire au Gouverneur impérial.
Le gouverneur militaire de la région, qui englobait Denver et la Citadelle, ne fut pas plus ravi que son subordonné :
— Quel besoin aviez-vous d’entrer dans leur lieu saint ? Ces gens sont aussi susceptibles que des enfants. Votre action pourrait être la regrettable cause de l’assassinat de personnes beaucoup plus précieuses que vous. Nous ne pouvons pas éternellement massacrer des esclaves pour leur donner une leçon !
— Je suis indigne, sire.
— Je ne dis pas le contraire. Vous pouvez disposer.
Et le lieutenant partit, pour rejoindre non point sa famille, mais ses ancêtres.
Le gouverneur se tourna vers son adjoint :
— Nous allons probablement recevoir une protestation des prêtres de ce culte. Veillez à ce qu’ils soient apaisés et assurés qu’on ne troublera plus leurs dieux. Prenez note des caractéristiques de cette secte et diffusez un avertissement général pour qu’on agisse avec tact envers ses membres. Ah ! Ces sauvages et leurs faux dieux ! fit-il en soupirant. Je commence à m’en lasser. Pourtant, ils sont utiles : les prêtres et les dieux des esclaves sont toujours du côté des maîtres. C’est une règle de la nature.
— Bien parlé, sire.
Ardmore fut heureux de voir Thomas regagner la Citadelle. Il avait confiance en la capacité de ce dernier à se tirer d’une situation difficile, et Calhoun lui avait donné l’assurance que le bouclier, bien manié, mettrait Thomas à l’abri de tout ce que les Panasiates pourraient tenter contre lui ; mais, malgré cela, il avait vécu dans un état d’extrême tension nerveuse depuis que Thomas était parti déposer une plainte aux autorités panasiates. Après tout, l’attitude des occupants à l’égard des religions locales pouvait n’être qu’une simple tolérance et non pas un encouragement.
— Bienvenue chez vous, vieille branche ! cria Ardmore à Thomas en lui donnant de grandes tapes dans le dos. Je suis bien content de revoir votre sale gueule. Racontez-moi comment ça s’est passé.
— Donnez-moi le temps de retirer ce maudit peignoir de bain et je suis à vous. Vous avez une cigarette ? L’un des inconvénients quand on est un “saint homme”, c’est qu’on ne peut pas fumer.
— Bien sûr. Servez-vous. Vous avez mangé ?
— Pas depuis un certain temps, non.
Ardmore brancha l’intercom sur la cuisine :
— Alec, apportez de quoi manger pour le lieutenant Thomas. Et informez le reste des troupes que, s’ils veulent entendre son récit, ils n’ont qu’à venir dans mon bureau.
— Demandez-lui s’il a des avocats, coupa Thomas.
Ardmore posa la question.
— Il dit qu’ils sont encore surgelés, mais il va vous en décongeler un. Et maintenant, racontez-moi votre histoire. Qu’est-ce que le petit chaperon rouge a dit au loup ?
— Eh bien, vous aurez peine à le croire, chef, mais je n’ai pas rencontré la moindre difficulté. Quand je suis arrivé en ville, je me suis dirigé droit sur le premier policier panasiate que j’ai aperçu. Je suis descendu du trottoir, et, loin de joindre les mains en baissant la tête dans l’attitude prescrite aux hommes blancs, j’ai pris la pose. En tenant ma crosse de la main gauche, j’ai fait des moulinets avec la main droite et je lui ai donné ma bénédiction : “La paix soit avec vous ! Le maître veut-il bien indiquer à son serviteur où siège le gouverneur du Céleste Empereur ?”
“Je crois qu’il ne comprenait pas très bien l’anglais. Mon attitude a dû le surprendre, et il a appelé un autre Chinetoque à son aide. Celui-là était plus doué pour notre langue et je lui ai répété ma requête. Ils ont palabré entre eux, dans cette foutue langue chantante, puis ils se sont décidés à me conduire au palais du gouverneur. À nous trois, nous formions une sacrée procession : ils m’encadraient, mais je marchais assez vite pour être toujours à leur hauteur, ou même légèrement devant.
— Excellent pour la publicité, approuva Ardmore.
— Oui, c’est ce que j’ai pensé. Bref, ils m’ont emmené au palais et là, j’ai raconté mon histoire à un quelconque sous-ordre. Le résultat a dépassé mon attente ! J’ai été directement introduit en présence du gouverneur lui-même.
— Vous me faites marcher !
— Attendez la suite ! J’étais assez effrayé, je l’avoue, mais je me suis dit : “Jeff, mon vieux, si tu commences à avoir les jetons, tu ne t’en sortiras pas vivant.” Je savais qu’un Blanc, mis en présence d’une aussi haute personnalité, devait immédiatement tomber à genoux. Je ne l’ai pas fait. Je me suis contenté de donner au gouverneur la bénédiction dont j’avais gratifié ses sbires. Et il ne s’en est pas formalisé ! Il m’a simplement regardé et m’a dit : “Je te remercie de ta bénédiction, saint homme. Tu peux approcher.” Soit dit en passant, il parle extrêmement bien l’anglais.
“Je lui ai alors donné une version plausible de ce qui s’était passé ici, enfin, la version officielle, et il m’a posé quelques questions.
— Quel genre de questions ?
— Tout d’abord, il a voulu savoir si ma religion reconnaissait l’autorité de l’Empereur. Je lui ai immédiatement assuré que c’était le cas, que nos fidèles étaient absolument tenus de se soumettre à l’autorité temporelle pour tout ce qui était de son ressort, mais que notre croyance nous commandait de vénérer les vrais dieux à notre façon. Là-dessus, je l’ai gratifié d’un long exposé théologique. Je lui ai dit que tous les hommes vénèrent Dieu, mais que Dieu a mille aspects dont chacun constitue un mystère. Dieu, dans sa sagesse, a jugé préférable de se manifester différemment selon les races, parce qu’il ne serait pas bienséant que maîtres et serviteurs l’adorent de la même façon . Pour cette raison, Dieu a réservé aux Blancs ses six aspects de Mota, Shaam, Mens, Tamar, Barmac et Dis, tout comme le Céleste Empereur est son incarnation réservée à la race des maîtres.
— Comment a-t-il pris la chose ?
— À ce qu’il m’a semblé, le gouverneur a pensé que c’était là une doctrine tout à fait sensée… pour des esclaves. Il m’a demandé ce que faisaient les ministres de mon culte, à part la célébration des offices religieux. Je lui ai dit que notre principal désir était de venir en aide aux nécessiteux et aux malades. Il a paru ravi de l’apprendre. J’ai l’impression que nos gracieux suzerains trouvent ce problème extrêmement préoccupant.
— Allez-vous me dire qu’ils s’en soucient ? s’exclama Ardmore.
— Pas dans le même sens que nous, bien sûr. Mais si vous entassez des prisonniers dans des camps de concentration, il faut bien leur donner quelque chose à manger. L’économie intérieure du pays a été profondément affectée, et les Panasiates ne sont pas encore parvenus à y remédier. Je pense qu’ils accueilleraient avec joie un mouvement les aidant à se décharger du souci de nourrir les esclaves.
— Hmm. Quoi d’autre ?
— Pas grand-chose. Je l’ai assuré à nouveau que notre religion nous interdisait à nous, ses chefs spirituels, de nous occuper de politique ; en retour, il m’a promis que nous ne serions plus jamais molestés à l’avenir. Là-dessus, il m’a signifié que je pouvais me retirer. Je lui ai renouvelé ma bénédiction, et, lui tournant délibérément le dos, je m’en suis allé.
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