— Bon sang, vous voyez bien que nous sommes des Blancs !
— Je le vois bien, mais tout ça ne me plaît pas ! répondit l’homme qui s’approcha néanmoins avec lenteur.
— C’était juste un tour de passe-passe destiné à nos frères jaunes, dit Ardmore. Maintenant, que vous le vouliez ou non, vous êtes impliqué. Vous jouez le jeu, oui on non ?
Le reste du personnel de la Citadelle, entre-temps, s’était rassemblé autour des deux hommes. Le montagnard regarda leurs visages, et dit :
— Apparemment, je n’ai pas vraiment le choix !
— Peut-être que non, mais nous préférerions vous avoir comme volontaire plutôt que comme prisonnier.
Le montagnard fit passer sa chique d’une joue à l’autre, chercha en vain sur le sol immaculé un endroit où la cracher, et se ravisa. Il demanda :
— De quoi s’agit-il ?
— D’un complot contre nos souverains asiatiques. Nous nous proposons de leur faire faire demi-tour… avec l’aide de Dieu et du Seigneur Mota !
Le guide les regarda de nouveau, puis, soudain, il leur tendit la main en disant :
— J’en suis !
— Parfait ! dit Ardmore en lui serrant la main. Quel est votre nom ?
— Howe. Alexander Hamilton Howe. Mes amis m’appellent Alec.
— O.K., Alec. Bon, quelles sont vos aptitudes ? Savez-vous faire la cuisine ?
— Un peu.
— Bien ! dit-il en se retournant. Graham, je le laisse entre vos mains pour l’instant. Je lui parlerai plus tard. Jeff, dites-moi, ne vous a-t-il pas semblé qu’un de ces Chinetoques était un peu lent à tomber ?
— Peut-être, oui… Pourquoi ?
— Celui-ci, n’est-ce pas ? dit Ardmore en touchant du bout de sa chaussure un des corps étendus sur le sol.
— Il me semble, oui.
— Bon. Je veux l’examiner avant de les ranimer. Si c’était un Mongol, il se serait effondré plus rapidement que ça. Docteur Brooks, voulez-vous bien vérifier les réflexes de ce garçon ? Et ne craignez pas d’y aller trop fort !
Brooks parvint rapidement à lui provoquer quelques réflexes. Voyant cela, Ardmore se baissa et pressa fortement son pouce sur le nerf qui apparaissait sous l’oreille. Le soldat se dressa aussitôt sur les genoux, se tordant de douleur.
— Très bien, mon vieux, dit Ardmore. Maintenant, explique-toi.
Le soldat demeura impassible. Ardmore le regarda attentivement pendant un instant, puis, il fit un rapide geste, que les autres ne purent pas apercevoir, car il leur tournait le dos.
— Pourquoi ne le disiez-vous pas ? fit alors le soldat panasiate.
— Je dois avouer que le maquillage est extrêmement réussi, reconnut admirativement Ardmore. Quels sont votre nom et votre grade ?
— C’est dû au tatouage et à la chirurgie plastique, expliqua l’autre qui ajouta : Downer, capitaine, armée des États-Unis.
— Je m’appelle Ardmore. Major Ardmore.
— Enchanté de faire votre connaissance, major !
Ils se serrèrent la main et Downer reprit :
— Oui, ça, je suis drôlement content ! Il y a des mois que j’attends, sans savoir ni comment ni à qui faire mon rapport.
— Eh bien, vous allez certainement nous être utile, car nous n’en sommes encore qu’à nos débuts. J’ai à faire pour l’instant, mais nous parlerons plus tard. Messieurs, dit Ardmore en se tournant vers les autres, en scène pour le second acte ! Vérifiez mutuellement vos maquillages. Wilkie, emmenez Howe et Downer hors de vue. Nous allons faire reprendre conscience à nos hôtes assoupis !
Pendant que les autres s’exécutaient, Downer toucha le bras d’Ardmore :
— Un instant, major. J’ignore votre plan, mais avant d’aller plus loin, êtes-vous sûr de ne pas préférer que je reste à mon poste actuel ?
— Hein ? Hmm… Oui, vous avez peut-être raison. Vous êtes prêt à le faire ?
— Si c’est utile, je veux bien, répondit sobrement Downer.
— Ça le sera, oui. Thomas, approchez.
Les trois hommes tinrent un bref conciliabule et convinrent d’un moyen clandestin par lequel Downer pourrait faire son rapport à Ardmore, qui le mit au courant de ce qu’il devait savoir sur le plan d’action.
— Eh bien, bonne chance, mon vieux, conclut Ardmore. Retournez là-bas faire le mort et nous allons ranimer vos petits copains.
Thomas, Ardmore et Calhoun s’occupèrent du lieutenant panasiate lorsque ses paupières se mirent à battre :
— Mota soit loué ! s’exclama Thomas. Le maître vit !
L’officier regarda autour de lui, secoua la tête, puis porta la main à son arme individuelle. Ardmore, imposant dans la robe écarlate de Dis, Seigneur de la destruction, étendit la main :
— Je vous en conjure, maître, soyez prudent ! J’ai supplié mon Seigneur Dis de vous rendre à nous. Ne l’offensez pas de nouveau.
Le Panasiate hésita, puis demanda :
— Que s’est-il passé ?
— Le Seigneur Mota, agissant par l’intermédiaire de Dis, le Destructeur, vous avait repris à notre bas monde. Nous avons prié, imploré, supplié Tamar, Reine de pitié, d’intercéder en votre faveur.
D’un geste, il montra, au-delà de la porte ouverte, Wilkie, Graham et Brooks, revêtus de tenues de circonstance, qui continuaient à faire des génuflexions devant l’autel.
— Notre prière a été exaucée. Allez en paix !
Scheer, à la table de contrôle, choisit ce moment pour accroître le volume des notes subsoniques. Le cœur étreint par une peur sans nom, décontenancé, l’esprit en déroute, le lieutenant opta pour la solution facile. Il rassembla ses hommes et redescendit les larges marches, un terrifiant concert d’orgues les accompagnant sans relâche dans leur fuite.
— Et voilà ! s’exclama Ardmore tandis que la petite troupe disparaissait au loin. La première manche est remportée par les enfants du bon Dieu ! Thomas, je veux que vous alliez immédiatement en ville.
— Comme ça ?
— Oui, avec votre robe et tout le bataclan. Allez trouver le chef du district et déposez une plainte contre ce saligaud de lieutenant qui a profané notre temple, à la grande indignation de nos dieux. Demandez l’assurance que pareille offense ne se renouvellera pas. N’hésitez à monter sur vos grands chevaux, indignez-vous bien de toute cette affaire, mais demeurez très respectueux de l’autorité temporelle.
— J’apprécie la confiance que vous placez en moi, dit Thomas avec un sourire moqueur.
— Je sais que c’est une rude mission, mon vieux, répondit Ardmore en lui rendant son sourire, mais beaucoup de choses en dépendent. Si nous pouvons mettre à profit leurs règlements et leurs coutumes pour, dès maintenant, établir un précédent reconnaissant la légitimité de notre religion, avec toute l’immunité que cela nous confère, la bataille sera déjà à moitié gagnée.
— Et s’ils me demandent ma carte d’immatriculation ?
— Si vous manifestez suffisamment d’arrogance, ils n’oseront pas le faire. Soyez sûr de votre bon droit, un peu comme une vieille rombière offensée. Je veux les habituer à l’idée que notre robe, notre crosse et notre auréole constituent une preuve d’identité suffisante pour quiconque en est pourvu. Cela nous épargnera des complications par la suite.
— Je ferai de mon mieux, mais je ne vous promets rien.
— Je vous en crois capable. De toute façon, vous partez avec tout l’équipement nécessaire à votre sécurité. Gardez votre bouclier activé quand vous serez à proximité de Panasiates. N’essayez pas d’expliquer son effet ; laissez-les simplement se cogner dessus, s’ils essaient de vous serrer de trop près. Ce sera un miracle, et les miracles ne s’expliquent pas.
— D’accord.
Le rapport du lieutenant panasiate ne donna pas satisfaction à ses supérieurs. D’ailleurs, l’officier lui-même n’en était pas satisfait. Il souffrait d’une terrible blessure d’amour-propre et avait l’impression d’avoir perdu la face. Les paroles de son supérieur immédiat ne firent rien pour le réconforter :
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