— Hmm… oui, sans doute. Bon, Jeff, faites de votre mieux et recrutez-nous quelques “prêtres” le plus rapidement possible. Si nous disposions de cent hommes de confiance, sachant aussi bien que vous s’y prendre avec les gens, nous pourrions fixer le jour J à un mois d’ici. Mais cela peut demander des années et, comme vous le dites, les événements pourraient nous dépasser avant que nous soyons prêts.
— Vous saisissez pourquoi ce recrutement m’est difficile ? Il ne suffit pas que ces hommes soient loyaux, il faut aussi qu’ils soient doués pour embobiner les gens. Moi, je me suis perfectionné dans cet art quand j’étais itinérant, mais Alec est trop honnête pour réussir dans cette voie. Cela dit, j’ai peut-être déjà une recrue. Un nommé Johnson.
— Ah ? Parlez-moi de lui.
— Il était agent immobilier, et il sait être convaincant. Bien entendu, les Panasiates l’ont réduit au chômage et il veut à tout prix éviter les camps de travail. Pour l’instant, j’essaye de le sonder.
— Bon, si vous pensez qu’il peut faire l’affaire, envoyez-le ici. Mais je pourrai peut-être l’examiner sur place…
— Comment ça ?
— Oui, en vous écoutant, Jeff, je réfléchissais. Je me rends compte que je ne suis pas suffisamment au fait de la situation sur le terrain. Il faut que je vienne voir les choses de mes propres yeux. Si je dois mener la danse, je dois la connaître à fond. Ce n’est pas en restant au fond de mon trou que j’y parviendrai. Je ne suis plus en contact avec la réalité.
— Je croyais que cette question était réglée depuis longtemps, patron.
— Que voulez-vous dire ?
— Allez-vous laisser Calhoun commander en votre absence ?
Durant plusieurs secondes, Ardmore resta silencieux, puis il dit :
— Allez au diable, Jeff !
— C’est-à-dire ?
— Oh, très bien ! N’en parlons plus !
— Ne vous fâchez pas, patron. J’ai simplement essayé de vous donner une vue d’ensemble de la situation. C’est pour ça que j’ai parlé aussi longtemps.
— Et je suis heureux que vous l’ayez fait. Je veux que vous répétiez tout cela, en donnant beaucoup plus de détails. Estelle va enregistrer tout ce que vous direz et nous en tirerons un manuel d’instruction à l’usage des futurs “prêtres”.
— D’accord, mais alors je vous rappellerai tout à l’heure. J’ai un office dans dix minutes.
— Alec ne peut-il même pas se charger du culte ?
— Bien sûr que si, et il s’en tire très bien. Il prêche même beaucoup mieux que moi. Mais c’est durant les offices que j’ai les meilleures possibilités de recrutement. J’étudie la foule et, ensuite, je parle individuellement à certaines personnes.
— O.K., bon, alors je coupe.
— Au revoir.
Une foule nombreuse assistait maintenant aux offices. Thomas ne nourrissait aucune illusion sur le pouvoir d’attraction du culte de Mota : au moment même des offices, on entassait, sur des tables disposées sur les côtés, les victuailles achetées avec le bel or de Scheer. Mais Alec jouait néanmoins son rôle avec beaucoup de talent. En l’écoutant prêcher, Jeff se disait que le vieux montagnard avait dû réussir à si bien concilier cet étrange nouveau métier avec sa conscience qu’il finissait par avoir le sentiment de prêcher pour son Dieu, symboliquement bien sûr, et selon des rites assez bizarres. En tout cas, sa voix trouvait des accents convaincants.
“S’il continue comme ça, songea Jeff, nous allons avoir des bigotes qui vont s’évanouir dans les rangées. Je devrais peut-être lui dire de mettre la pédale douce.”
Mais Alec parvint à l’hymne final sans incident fâcheux. La congrégation chanta avec ferveur, puis s’attroupa autour des tables. La musique sacrée avait posé un problème au début, jusqu’à ce que Jeff ait eu l’idée de faire chanter de nouvelles paroles sur les airs patriotiques américains les plus connus. Cela avait une double utilité : en écoutant attentivement, on entendait les anciennes paroles, les vraies, chantées par les plus intrépides “fidèles”.
Tandis que ses ouailles se restauraient, Jeff circulait le long des tables, caressant la tête des enfants, donnant sa bénédiction, et surtout écoutant. Au passage, un homme se leva et l’arrêta. C’était Johnson, l’ancien agent immobilier.
— Puis-je vous dire un mot, saint homme ?
— Qu’y a-t-il, mon fils ?
Johnson lui fit comprendre qu’il désirait lui parler en privé. Ils se retirèrent donc à l’écart de la foule, dans l’ombre de l’autel.
— Saint homme, je n’ose pas retourner chez moi ce soir.
— Et pourquoi donc, mon fils ?
— Je n’ai toujours pas pu faire valider ma carte de travail et mon délai de grâce expire aujourd’hui. Si je retourne chez moi, je suis bon pour les camps.
Jeff le regarda gravement :
— Vous savez que les serviteurs de Mota ne prêchent pas la résistance à l’autorité temporelle.
— Vous n’allez pas me laisser arrêter !
— Nous ne vous refusons pas asile, mon fils, et peut-être la situation n’est-elle pas aussi désespérée que vous le pensez. Si vous passez la nuit ici, rien ne dit que, demain, vous ne trouverez pas quelqu’un pour vous proposer du travail et faire valider votre carte.
— Alors, je peux rester ?
— Vous pouvez rester.
Thomas estima qu’après tout, Johnson pouvait rester au temple un moment. S’il remplissait les conditions, il pourrait être envoyé immédiatement à la Citadelle pour y subir le test final ; sinon, tout en continuant à ignorer la vérité, il pourrait être employé au temple qui avait sans cesse davantage besoin de personnel, surtout aux cuisines.
Quand la foule des fidèles fut partie, Jeff ferma la porte, puis inspecta lui-même l’édifice pour s’assurer que seuls demeuraient présents le personnel du temple et ceux à qui il avait été accordé asile pour la nuit. Ces derniers étaient au nombre d’une douzaine et Jeff observait certains d’entre eux pour en faire d’éventuelles recrues.
Quand il eut terminé son inspection et que le temple fut en ordre, Jeff emmena tout le monde, sauf Alec, dans les dortoirs du premier étage, puis verrouilla la porte qui donnait sur l’escalier. C’était une habitude qu’il avait prise. L’autel et sa merveilleuse installation étaient à l’abri des curieux, car il était protégé par un bouclier qu’actionnait un interrupteur installé au sous-sol, mais Jeff ne tenait pas à ce que quelqu’un essaye même de s’en approcher. Un bobard sur le “caractère sacré” du rez-de-chaussée suffisait à justifier la fermeture de la porte de communication.
Alec et Jeff descendirent au sous-sol, refermant sur eux une lourde porte blindée. Leur appartement était constitué par une vaste pièce comprenant la centrale d’énergie de l’autel, le communicateur reliant le temple à la Citadelle, et les deux lits que Peewee Jenkins leur avait procurés, le jour de leur arrivée à Denver. Alec se déshabilla, passa dans la salle de bains contiguë, puis se mit au lit. Jeff retira sa robe et son turban, mais pas sa fausse barbe, car il avait laissé pousser la vraie. Il enfila une salopette, alluma un cigare et appela la base.
Au cours des trois heures qui suivirent, accompagné par les ronflements d’Alec, Jeff dicta son rapport. Puis, lui aussi, se coucha.
Jeff s’éveilla avec un sentiment de malaise. Les lumières ne s’étaient pas allumées, donc ce n’était pas le réveil automatique qui l’avait arraché au sommeil. Il demeura un instant totalement immobile dans son lit, puis il étendit la main vers le plancher et récupéra sa crosse.
Il y avait quelqu’un dans la pièce, en plus d’Alec dont les ronflements continuaient à s’élever de l’autre lit. Jeff en était certain même si, pour l’instant, il n’arrivait à distinguer aucun son. À tâtons, précautionneusement, il brancha le bouclier de façon à protéger les deux lits, puis il alluma la lumière.
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