Vous vous demandez sans doute ce que les saumons viennent faire là-dedans ? Ils nagent, dans des grandes cages flottantes ceinturées de grands filets suspendus, pour décourager la désertion. Juste à côté, les stocks de granulés. Dans l’usine que nous avons visitée, il y avait huit cages : 24 mètres de large, 20 mètres de long, 20 mètres de hauteur — un immeuble de sept étages — dans lesquelles 10 000 saumons tournent, tournent, tournent… Inutile de poser des questions : est-ce qu’il y a beaucoup de déserteurs ? Combien de ronds dans l’eau afin d’atteindre 4,5 kg ? Ce sont des yeux au ciel qui vous répondent. Soudain, au-dessus des cages, un tuyau en plastique gris crache une giclée de petits granulés noirs, l’heure de la soupe a sonné pour les saumons. Il faut à tout prix éviter les gaspillages et entretenir leur appétit, aussi reçoivent-ils des quantités réduites, à intervalles réguliers. Il n’y a pas de temps à perdre, la croissance des saumons répond à des impératifs : les jeunes smolts (petits saumons de printemps) pèsent 113 grammes. Sitôt sortis de la nurserie, ils sont plongés dans l’eau salée des fjords et doivent prendre 4,4 kg en quatorze mois, mais n’ont le droit qu’à 5,3 kg de granulés. Déduisons que les marges des aquaculteurs norvégiens sont aussi serrées que celles des producteurs de porcs bretons.
Je suis certain que vous vous demandez ce que peuvent bien contenir ces granulés ? Ne vous avisez pas de poser la question sur place, c’est top secret ! Depuis 1996, les farines d’origine animale terrestre sont interdites, tout comme l’utilisation d’antibiotiques et autres médicaments… mais à titre préventif seulement. Ces granulés noirs qui nous intriguent résultent d’un subtil équilibre entre les exigences zootechniques et les contraintes économiques. Elles varient donc en fonction du cours des matières premières. Je vous l’ai dit, il y a peu de différence entre un aquaculteur et un producteur de porcs. Farines et huiles de poisson, huiles végétales sans OGM, blés, vitamines, sels minéraux, un peu d’astaxanthine de synthèse… heureusement, le saumon d’élevage ignore que le saumon sauvage se goinfre de crevettes !
Depuis quelques années, un certain nombre d’enquêtes scientifiques préoccupent le monde du saumon norvégien. Les Américains et les Canadiens ont découvert des indices élevés de polluants : quatorze polluants organochlorés, tels que les PCB (polychlorobiphényles, appelés aussi biphényles polychlorés), DDT, dioxine, nonachlore [2] www.biovveight.com
. Des produits considérés comme extrêmement nocifs pour l’homme. La loi est formelle en Norvège, pas d’antibiotiques, je l’ai dit mais je le redis. Peut-être, mais alors, que viennent faire ces traces brunâtres laissées par les vaccins sur la chair des saumons ? En 2010, Green Warriors, une association norvégienne, dénonçait la mortalité, les maladies ou les malformations dues à la surpopulation dans les cages (de 10 à 20 %). Les méthodes d’élevage intensives rendent les poissons vulnérables et favorisent le développement des parasites. Le saumon est infesté de poux de mer, alors on traite au diflubenzuron, un insecticide qui n’est pas autorisé en France. Les chercheurs suisses enquêtent, eux aussi, leurs découvertes sont accablantes. Ils ont retrouvé de l’éthoxyquine dans une dizaine de marques de saumon. Synthétisé dans les années 1950 par la firme Monsanto, cet antioxydant de synthèse était surtout employé dans le traitement des fruits, notamment pour éviter le brunissement des poires. Pour le saumon, il est plutôt utilisé sur les farines de poisson qui servent à son alimentation. Ces farines arrivent d’Amérique du Sud après une longue traversée en cargo. Elles présentent des risques, d’explosion, principalement, d’auto-combustion par oxydation. On asperge ces farines d’éthoxyquine pour prévenir ces risques.
Vous vous sentez à l’abri puisque vous consommez bio. Pour vous, le bio c’est 100 % clean. Ça devrait. Mais certains éleveurs irlandais admettent utiliser de la farine de poisson sud-américaine pour faire « grandir » plus vite les poissons au début de leur vie.
Dans ces élevages, où les poissons poussent comme de la mauvaise graine, la moitié des animaux souffre de dépôt graisseux autour du cœur. Normal, à force d’être gavé, le poisson gras devient trop gras ! Un saumon peut afficher jusqu’à 40 % de matières grasses. Ce constat est général et touche tous les poissons d’élevage, dont le profil en acides gras est dégradé par rapport aux sauvages. Prenons pour exemple le bar d’élevage : 6 % de matières grasses, contre 3,66 % chez le sauvage ; 1,15 % de graisses saturées, contre 0,71.
Tous ces élevages provoquent d’irrémédiables bouleversements sur les écosystèmes environnants : les tonnes de déchets rejetés en mer, les malins qui s’échappent et contaminent les espèces sauvages.
Pourquoi la Norvège n’engage-t-elle pas des expertises officielles indépendantes pour contrôler ce qui représente une grave atteinte à son image et pourrait faire du tort au commerce extérieur ? Allez savoir ! Toujours est-il que la ministre norvégienne de la Pêche, Lisbeth Berg-Hansen, possède elle-même des parts dans des sociétés de pêche et qu’elle nomme elle-même les directeurs des organismes publics censés contrôler l’industrie de la pêche. C’est-y pas mieux comme ça ? Je comprends que vous ayez envie de manger du saumon, et si vous ne pouvez pas vous en passer, privilégiez les filières contrôlées, avec des labels de qualité indépendants. Mais rassurez-vous, l’avenir s’annonce encore plus rose que rose, « le super saumon » va bientôt débarquer. AquaBounty Technologies, entreprise de biotechnologie américaine, met au point un saumon transgénique destiné à la consommation humaine. Ce saumon doit grandir tout au long de l’année, même pendant la saison froide. Cette nouvelle protéine à bas prix arriverait dans vos assiettes en dix-huit mois au lieu de trois ans. Heureusement, l’agrément de mise sur le marché n’a pas encore été obtenu. Résistons, luttons, avant que l’abominable « Franken Fish » ne débarque dans nos assiettes.
Pour alimenter l’aquaculture, la pêche « minotière » fait des ravages. Elle racle, racle les fonds marins pour récupérer de quoi élaborer de la farine de poisson. L’ineptie économique du procédé est à son comble, puisqu’il faut 4 kg de poisson pour obtenir un kilogramme de chair de saumon. Les professionnels se défendent : « Les poissons entrant dans la composition des farines ne sont pas des espèces commercialisables », nous assène-t-on avec cynisme.
Consommateurs, est-ce que vous avez conscience que, lorsque vous refusez un maquereau ou un hareng, il risque de revenir sous forme de pavé ou de filet de saumon, après un détour dans une usine de farine, une ferme d’élevage et un abattoir ?
Ces mêmes aquaculteurs ont l’outrecuidance d’affirmer : « Aujourd’hui nous sommes parfaitement capables d’engraisser des saumons avec des granulés 100 % végétaux. » Inutile, après cela, de prétendre à quelques scrupules écologiques. Les essais sont en cours, et dans un temps sûrement proche, le saumon sera élevé à partir de soja et de céréales. L’aquaculteur vit l’œil rivé sur les cours de la Bourse, prêt à se précipiter sur les matières végétales, le jour — peut-être pas si lointain, pillage de la mer oblige — où elles coûteront moins cher que quelques huiles de poisson.
Enfin, dans ces « fermes », lorsque les saumons ont atteint la taille idéale, à l’aide d’une pompe, ils sont évacués vers un bateau vivier, conduits à l’abattoir, anesthésiés dans un bain de glace et de gaz carbonique, un coup de couteau dans l’ouïe, ils se vident de leur sang, et quelques heures plus tard trônent sur les étals quelque part en Europe. Quand on pense qu’en 1970 un smicard avait de quoi s’acheter 6 kg de saumon frais par mois, aujourd’hui il peut s’en offrir 200 kg !
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